Dans son De mendacio (Du mensonge), saint Augustin distingue le fait de dire le faux quand on croit ou qu’on est convaincu que c’est le vrai, et celui de mentir, qui suppose qu’on a une chose dans l’esprit et qu’on en avance une autre. Le menteur, nous dit-il, a le cœur double, et a l’intention de tromper, et c’est cette intention qui est moralement mauvaise, car selon lui la vérité est tout intérieure. L’évêque d’Hippone à la fois fixait la tradition chrétienne sur le mensonge et héritait de la pensée grecque sur la nature du dire vrai.
On s’est souvent étonné que Michel Foucault, vers la fin des années 1970, ait réorienté sa recherche vers la tradition grecque. Mais ceux qui connaissaient à la fois l’origine nietzschéenne de ses préoccupations – faire une généalogie de la morale et du désir de vérité – et l’histoire de la pensée grecque n’ont pas été surpris. Dans l’intéressant volume dirigé par Luca Paltrinieri, l’article d’Henri Joly sur le « retour aux Grecs » de Foucault, paru dans Le Débat en 1986, sort du lot et c’est plaisir de le relire. Henri Joly était un ami de Foucault, et son grand livre Le Renversement platonicien (Vrin, 1976) a certainement contribué (avec les livres de Pierre Hadot) au « retour » de ce dernier à la lecture des anciens. Joly avait parfaitement compris que ce qui occupait Foucault, c’étaient les liens entre subjectivité et vérité, entre la recherche intime du soi et le dire vrai de la parole publique.
Comme Foucault, François Noudelmann prend son point de départ chez Nietzsche, notamment le Nietzsche du fameux texte de jeunesse « Vérité et mensonge au sens extra-moral » : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte ». Noudelmann entend prendre le contrepied de la théorie du mensonge d’Augustin : le mensonge n’est pas, prioritairement ni même en soi, un problème moral. La question n’est pas de savoir dans quels cas il est légitime ou non, ce qui implique une théorie générale de la vérité, de l’assertion, et de l’action morale, que Noudelmann tient comme impossible et non pertinente. Il ne dit mot, par exemple, du problème de la promesse ou du droit de mentir par humanité dont discutaient Kant et Benjamin Constant. Selon lui comme pour Nietzsche, la vérité est une abstraction dangereuse. Il n’y a ni vérité ni mensonge en général, mais des circonstances, des contextes où l’on ment, qui mettent en jeu non pas des assertions, qui exprimeraient des croyances et des jugements présentés comme vrais, mais des attitudes, des postures, et des œuvres.
Encore nietzschéen (et freudien) est le projet de Noudelmann d’aborder les œuvres philosophiques par la biographie, pour y découvrir le ressort caché, qui repose selon lui sur un mensonge, une contradiction vécue entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. Rousseau brandit son culte du vrai et de l’authenticité, mais met ses enfants à l’hospice, Sartre met en avant son engagement surtout pour se dédouaner de ne pas avoir fait grand-chose pendant la guerre. Simone de Beauvoir joue les grandes féministes mais se comporte comme une midinette avec Nelson Algren, Deleuze forge le concept de pensée nomade mais mène une vie casanière, Kierkegaard vit en libertin et pense en pasteur, Foucault parle de courage de la vérité alors qu’il tait son sida. Dans chacun des cas, la vérité du vécu se travestit en une revendication abstraite et fictive de vérité conceptuelle. Le mensonge philosophique n’est pas intentionnel ; il est plutôt de l’ordre de ce que Sartre appelait la mauvaise foi, et La Rochefoucauld la duperie de l’esprit par le cœur.
On pourrait croire que Noudelmann commet le sophisme génétique, en identifiant les origines psychologiques d’un concept avec ses conditions objectives. Mais sa thèse est plutôt que le mensonge naît à partir du moment où un philosophe essaie de transformer son expérience vécue en concepts abstraits. C’est la conceptualisation qui crée l’illusion sur soi constitutive de la pensée philosophique. À ce compte, tout philosophe est un menteur. En fait, il n’y a selon lui pas d’objectivité conceptuelle du tout et, au cœur de chaque philosophie, il y a, non pas, comme disait Bergson, une intuition primitive, mais un mensonge gros comme elle (1).
Michel Guérin partage avec François Noudelmann une méfiance pour les abstractions philosophiques. Il nie qu’on puisse faire une théorie générale de la croyance, tant cette notion et les réalités qu’elle recouvre sont diverses et insaisissables. Aussi préfère-t-il nous donner des aperçus sur ses effets, psychologiques, sociaux et historiques, sous forme d’un petit abécédaire, avec des essais comme « Automate », « Bonheur », « Dieu », « Espoir », « Foi », « Goût », « Histoire », « Religion », « Scepticisme », « Opinion », « Tolérance », etc. L’un des essais s’appelle « Zapping », et caractérise assez bien le style du livre. Une conception générale de la croyance se dessine néanmoins, qu’on pourrait appeler « néo-humienne » : à la base de la croyance, il y a des affects, qui, par habitude et association, en se transformant deviennent des fictions. Croire est une affaire de cœur, et le cœur se dédouble, à la fois amour et peur, terreur et pitié, comme disait Marcel Schwob (p. 211).
Les livres de Noudelmann et de Guérin illustrent les méfaits du bergsonisme et du scepticisme, qui sont les deux mamelles de la philosophie française : l’intuition et le vécu priment toujours sur le concept, et la vérité n’est qu’une illusion dangereuse. Il est bien dommage que tant de finesse en oublie des distinctions élémentaires – entre croire vrai et dire vrai, entre la vérité et le dire vrai, entre la vérité et la connaissance de la vérité – et s’en tienne à l’idée récurrente – chez Schopenhauer, Nietzsche, Freud, Lacan, Deleuze et maint autre – que la seule réalité véritable est un Désir primitif qui se mue indéfiniment en fictions.
Aussi est-on heureux de respirer un bol d’air frais en lisant le livre de Marion Renauld sur la philosophie de la fiction. On a beaucoup écrit sur la nature des êtres de fiction, notamment romanesques, et étudié les conditions de référence et de vérité des énoncés fictionnels (2). On s’est demandé si les romans pouvaient avoir une valeur cognitive, voire apporter une connaissance. La conception défendue par Marion Renauld donne une réponse subtile à ces questions, et cherche, dans la lignée des travaux de Peter Lamarque et de Jean-Marie Schaeffer (3), à formuler des règles pragmatiques de la fiction. Elle discute notamment les notions de croyance feinte et le paradoxe de la fiction calqué sur celui de la tragédie chez Aristote (si les fictions nous donnent des émotions et si l’émotion suppose la croyance en la réalité de ce qui la produit, comment peut-on avoir des émotions en lisant des fictions ?). Elle nous donne des ressources conceptuelles pour penser la différence entre feindre, fabuler et mentir (je n’ai jamais trouvé l’aragonien « mentir-vrai » très éclairant). Elle met un peu de géométrie dans tout cet océan de finesse.
1. Le film récent de Woody Allen Irrational Man illustre ce thème : le héros, professeur de philosophie, ne parvient pas à transposer dans sa vie la sagesse qu’il enseigne dans ses cours. On pourrait imaginer Hegel ou Kant en professeurs Unrat, mais en quoi cela éclairerait-il leur pensée ?
2. Voir l’article de Thierry Laisney sur la fiction (« Madame Bovary existe-t-elle ?) in NQL n° 1 129.
3. Peter Lamarque et Stein Haugom Olsen, Truth, Fiction and Literature, Oxford, 1989 ; Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999.
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