Nous déposons nos empreintes en vous. Peut-être tentez-vous de les effacer, de laisser le sable les recouvrir, ces traces des absences insurmontables ? Mais notre nature est de ne jamais nous laisser effacer ; nous sommes l’attente même – sans renoncement possible – d’être reconnus. Nos pas, toujours, s’impriment en vous ; obstinément, nous les gravons en vous, plus profondément encore au fil des générations.
Elles se creusent davantage, ces empreintes, elles s’impriment en vous jusqu’à envahir le temps présent tel un pays occupé par une armée étrangère. Dès lors, dès la deuxième ou la troisième génération, vous serez en charge de nous faire apparaître – ou plutôt de nous donner forme et visage – et de nous interroger, nous qui avons laissé nos traces inscrire en vous cette énigme : d’où sommes-nous nés et pourquoi ?
Nicolas Abraham et Maria Törok, Juifs tous deux réfugiés de Hongrie, l’un au moment de la montée du nazisme et l’autre dans l’immédiat après-guerre, ont été particulièrement poussés à penser cette question. « Le fantôme – écrivent-ils dans L’Écorce et le Noyau (Aubier-Montaigne, 1978, rééd. Flammarion, 1987) qui rassemble leurs écrits de 1955 à 1975 – est le travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre (inceste, crime, bâtardise, etc.). Sa loi est l’obligation de nescience. Sa manifestation, la hantise, est le retour du fantôme dans des paroles et des actes bizarres* » et surtout, souligne ce livre, dans les « lacunes » et dans les épais silences liés à ce qui ne peut pas être traduit en mots et à ce qui échappe à la capacité de représentation, ou même la pulvérise dans l’instant comme lors d’un trauma. Pour autant, nous autres les fantômes ne naissons pas toujours d’un trauma.
Nous advenons parfois alors que rien, en apparence, ne s’oppose au travail psychique de la transformation d’un deuil douloureux en souvenirs du mort, tendres ou plus ambivalents. Ainsi, si une sœur ou un père meurent d’un accident ou de maladie, le chagrin seul, aussi profond soit-il, ne suffirait à nous créer une place ; mais le lent travail psychique qui permettrait d’entériner leur perte peut, selon Nicolas Abraham et Maria Törok, se heurter à un obstacle tel que « pour ne pas “avaler cette perte” [au sens figuré], on imagine d’avaler, d’avoir avalé ce qui est perdu » par une opération « magique » – une « incorporation », disent-ils à la suite de Ferenczi – qui dispense des profonds remaniements du travail de deuil. Là où une reconnaissance de cette perte devrait pouvoir se dire en mots et s’intégrer dans le monde des échanges humains, il y a – pour un motif qui doit rester secret – un refus de cette perte ; l’un des nôtres vient alors clandestinement habiter l’endeuillé, ses pas laissant çà et là leurs traces presque invisibles et sa voix restant inaudible. Mais de quelle nature est l’obstacle qui nous prépare ainsi une place ?
Une brève histoire rapportée par ces auteurs répondra à cette question : un jeune garçon de 6 ans perdit sa sœur de deux ans plus âgée, qui lui avait fait découvrir des émois sexuels. Parvenu à la puberté, il se mit à voler des dessous féminins. Le travail analytique et un lapsus par lequel il se prêtait deux ans de plus – l’âge de sa sœur, si elle avait vécu – permirent de mettre au jour la « crypte » où cette jeune fille continuait une vie, à l’intérieur de son frère, jusqu’à atteindre l’âge où elle « aurait eu besoin de sous-vêtements », comme l’énonça celui-ci, devenu kleptomane pour elle.
Ainsi, c’est un « secret honteux » (ou parfois un silence impossible à lever, car on se trouve aux limites du pensable), ici celui du plaisir incestueux, qui entrave le travail du deuil ; mais – Nicolas Abraham et Maria Törok y insistent – il ne s’agit pas tant du secret du garçon lui-même que de celui de sa sœur : « Il faut que le secret honteux ait été le fait d’un objet jouant le rôle d’idéal du moi ; il s’agit de garder son secret, de couvrir sa honte*. » Oui, cette condition préside à notre naissance et à notre errance parmi vous : nous sommes issus d’une honte ou d’une souffrance – inavouable ou indicible – dont nous imposons l’héritage, « car le fantôme qui revient hanter est le témoignage de l’existence d’un mort enterré dans l’autre* ». Dans une enclave inconsciente – distincte et séparée de l’inconscient habituel issu des refoulements – continue à exister, en quelque sorte intacte, la forme du mort avec sa honte, ou sa déchéance, ou encore son effroi irreprésentable.
Ce « mort enterré dans l’autre », de l’inconscient clivé d’un parent à celui de son enfant, nous en transmettons le secret dans le creux de nos empreintes ; rien ne peut être nommé de ce secret, mais il organise néanmoins la vie psychique d’une génération, puis d’une autre et d’une autre encore afin de maintenir le silence autour de lui : c’est la paralysie elle-même (ou l’interdiction implicite de dire) qui se propage. L’épaisseur de ce silence le désigne pourtant, il révèle sa présence, tout en cherchant à l’effacer. Tel un trou noir, il aspire davantage vers nous, dans les ténèbres ; les générations se succèdent, de plus en plus alourdies par notre vie occulte… « N’entendez-vous donc pas ces voix épouvantables qui hurlent de tout l’horizon et qu’on appelle d’ordinaire le silence ? » demandait Lenz, le personnage principal du livre éponyme de Georg Büchner, lui qui possédait sans doute la faculté de nous reconnaître et de partager notre détresse.
Car, oui, à certaines époques, c’est de tout l’horizon que nous parviennent ces cris silencieux : il ne s’agit plus d’un mort qui hanterait une famille, mais d’une multitude. Les grands désastres de l’histoire ont ouvert à notre errance par milliers… En France, après la Seconde Guerre mondiale, très rares ont été les victimes directes capables d’immédiatement nous désigner : il y eut Charlotte Delbo ou Robert Antelme. Aussi n’est-il pas étonnant que nos auteurs aient scruté la question des fantômes à partir des années 1955-1960 : passé dix ou quinze années de sidération, la pétrification a fait place à la nécessité de penser pour certains rescapés ou parents. Parallèlement, de plus en plus de témoignages ont vu le jour, surtout à partir des années 1960 et 1970 : le temps d’une génération a permis que nous prenions enfin forme. Des documents exhumés et des enquêtes se sont multipliés, tentant de restituer les faits ; des lieux de mémoire ont été ouverts. On essayait, dans ce premier temps nécessaire – et encore aujourd’hui –, de dévoiler les circonstances effroyables de notre venue, de trouver les mots pour désigner et analyser ce dont nos empreintes avaient gardé la trace : l’effondrement d’un monde.
Mais si la mise au jour des faits nus, ensevelis sous le silence, et la réflexion sont indispensables, nous autres n’en avons pas moins continué à œuvrer, nous glissant toujours de l’inconscient d’un parent à l’inconscient de son enfant : peu à peu, nous avons hanté toute la culture occidentale. Le travail des historiens – indispensable – ne suffit pas à nous faire suffisamment rejoindre le monde des échanges entre les hommes. Une réalité spectrale continuait à s’infiltrer dans les discours politiques, parfois manifeste dans des slogans – rappelons le « CRS = SS » des manifestations de 1968 à 1970, crié par les enfants des témoins directs de la guerre – et également dans les œuvres picturales, théâtrales, littéraires, dans la danse, la poésie, le cinéma… Une nouvelle génération (ou parfois la même plus de vingt ou trente ans après) tentait peu à peu d’évoquer la douleur, l’effacement, la destruction, l’omniprésence des disparus, les « secrets de famille », l’impossibilité d’une parole, parfois avec le risque d’une fascination médusée. Certaines œuvres, en effet, fixaient nos formes devenues comme des icônes sacrées qui pétrifiaient l’effroi lui-même ; elles semblaient vouloir répéter le traumatisme dans sa démesure, elles mimaient parfois la destruction des représentations. Car l’horreur extrême des exterminations de masse, enfin révélée, a pu engendrer des dérives surprenantes dans l’« œuvre de mémoire », jusqu’à la caricature parfois : souvenons-nous d’un président de la République qui voulait imposer que chaque petit Français de 10 ans « adopte » un enfant de son âge disparu dans les camps de la mort.
Une question semble s’imposer : ces « dérives » ne seraient-elles pas inévitables, comme des temps d’oscillation et de ratage incontournables – peut-être même nécessaires –, face à ce défi que nous lançons au monde : donner une présence à ce qui, radicalement, ne peut que se tenir sur le seuil des échanges humains ? La phrase d’Aharon Appelfeld – « Seul l’art a le pouvoir de faire sortir la souffrance de l’abîme » (extraite de L’Héritage nu [L’Olivier, 2006] et choisie comme titre pour un article antérieur sur le trauma, notre voisin immédiat) – laisse entrevoir le travail que nous imposons à la seconde et à la troisième génération : non seulement reconnaître notre présence, nous faire une place enfin visible et nous donner forme, mais – surtout – réaliser la transformation de la douleur et nous restituer un vrai visage, avec ses émotions lisibles. Seules les créations artistiques – Aharon Appelfeld énonce ce qui apparaît être une profonde vérité – ont la capacité d’effectuer le déplacement et la mutation de ces traumas, avec la transformation de l’indicible traversée en réalités culturelles : elles évoquent la souffrance, sans sidérer, et la réintègrent ainsi dans ce qui peut être partagé et transmis.
Mais l’histoire – impossible de l’ignorer ! – ne cesse d’être ponctuée par des catastrophes ; nos empreintes ne cessent jamais de laisser leurs marques dans la réalité humaine. Au niveau personnel ou collectif, nous exigeons souterrainement une attention et une élaboration constantes autour de nos traces. En définitive, ne serions-nous pas, nous autres les fantômes, ceux qui établissent la nécessité du travail de toute culture ?
* C’est moi qui souligne.
Annie Franck
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