Dans Ajours, un rêve autobiographique (L’Atelier contemporain, 2021), Gérard Titus-Carmel revenait sur sa première rencontre, à l’orée des années 1960, alors qu’il était encore élève à l’école Boulle, avec le futur écrivain. Ils venaient tous deux des quartiers populaires de Paris, de la place des Fêtes et de Belleville, supportaient aussi peu l’un que l’autre leur famille et partageaient la même passion pour le jazz et le cinéma. Ils ne tarderaient pas non plus à épouser deux sœurs, rencontrées en même temps aux Trois Mailletz, club alors réputé de la Rive gauche. Mais il nous prévenait déjà : « Son histoire de famille était encore plus tordue que la mienne, mais nous ne parlâmes jamais de nos romans personnels. […] Pour faire court, on dira que s’initia là une très longue et très ténébreuse amitié. » Leur relation fut tout de suite lugubre, désespérée et volontiers silencieuse. Aussi n’est-ce pas si surprenant que Gérard Titus-Carmel ait proposé de fixer par lettres les émotions et analyses que faisait naître Voyage d’hiver de Schubert, qu’ils écoutaient cet été 1993 presque religieusement, tous les dimanches matins. On peut s’étonner que le choix de ces deux passionnés des disques de Miles Davis, John Coltrane ou Charlie Mingus se soit porté sur ce cycle de lieder romantiques mais, écrit l’auteur dans sa présentation, c’était leur « poison préféré ». Et, d’évidence, le langage sobre et poignant de ce Voyage d’hiver leur parle directement. « À jamais fugitif, [Franz Schubert] s’adonne alors à une quête désespérée des signes perdus d’une vie qui aurait dû être simple et heureuse, mais qui, tous, se dérobent », souligne ainsi, dans un vrai mouvement d’empathie, le plasticien quand il veut évoquer l’état d’esprit du compositeur au moment où ce dernier conçoit cette œuvre, à la fin de sa vie, alors qu’il souffre de la syphilis et qu’il se tient à l’écart du monde. De la même façon, on sait qu’en peinture, Gérard Titus-Carmel aime procéder par séries qui sont souvent des variations aussi discrètes que somptueuses sur l’usure et la disparition ; et l’on comprend son émotion quand il pointe dans les lieder l’amenuisement, l’effacement des signes travaillant le texte du poème chanté : « [I]l ne peut accrocher à ces leurres [“le chemin sous la neige, les traces du gibier, l’empreinte des pas de la bien-aimée, un tilleul à l’ombre amie, la lumière d’un foyer au loin”] que le poids de sa mélancolie. » Tout ce passage serait d’ailleurs à citer tant il vibre de compassion secrète et fraternelle. D’autres fois, les deux amis comparent les interprétations, les chanteurs, et c’est la même intelligence sensible qui s’exprime : « [J]’ai réécouté hier soir […] l’interprétation du Voyage par l’ami Julius [le ténor Julius Patzak] ; puis dans la foulée, et pour faire bonne mesure, celle de Fischer-Dieskau (avec Murray Perahia). Pas de doute possible : à la perfection technique du second, je préfère de loin la légère ivresse du premier. […] L’un chante formidablement bien comme il faut, mais l’autre erre encore mieux où il faut. » Ailleurs encore, le même remarque que « Patzak, bien souvent, déchante plus qu’il ne chante » et l’on croirait entendre là comme un écho de ce que ces deux épistoliers éprouvent au quotidien.
Cela dit, il n’est nul besoin de connaissances musicologiques ou schubertiennes pour apprécier cet échange d’impressions sur ces mélodies germaniques et les deux beaux-frères peuvent parfois manier l’humour, à leur manière. Christian Gailly ne déteste pas s’amuser avec le langage et il arrive aussi que son interlocuteur développe une idée plus ou moins farfelue pour le plaisir, pour s’amuser, même absurdement. Mais il s’agit bien souvent là d’un « comique pessimiste » ou d’un « optimisme tragique », comme l’écrit l’auteur d’Un soir au club pour évoquer le peintre Alfred Manessier au moment de son décès. Autre moment de détente : les vacances du romancier dans l’Hérault, où il rencontre l’écrivain Jacques Serena, avec qui il sympathise. Enfin, une escapade du peintre à Colmar pour y revoir le retable d’Issenheim aurait pu provoquer des sentiments analogues. Mais c’est un tel choc, une émotion si profonde, et qui annonce sans doute la Suite Grünewald (exposée au Collège des Bernardins, à Paris, une quinzaine d’années plus tard), qu’on est immédiatement au-delà de la simple carte postale des vacanciers : « Là, dans la douleur absolue, on a largement dépassé l’Hiver. / On est même de l’autre côté des saisons, c’est dire… »
L’amertume reprend pourtant le dessus et emporte leurs échanges, car les deux amis, « rompus depuis des lustres à l’art de remuer [leurs] désarrois de concert », acquièrent rapidement l’intuition que l’essentiel de cette correspondance réside dans leurs non-dits. À vrai dire, d’une manière détournée et avec une pudeur infinie, c’est surtout leur propre désolation face à ce que l’on nomme la vie qui s’y exprime. Et ils s’en rendent d’autant plus compte que ces lettres sont écrites au moment où leur « amitié devenue difficile » s’étiole, où leurs chemins s’écartent. Dès le 1er septembre (la première lettre date du 15 juillet), les deux correspondants, qui se répondent souvent par retour du courrier, sentent l’usure s’installer. Pire : ils soupçonnent que leurs considérations sur la musique mais aussi la peinture, les contraintes de l’imprimerie artisanale, le contenu d’un recueil de poésie que s’apprête à publier Gérard Titus-Carmel ne sont que des faux-semblants, des échappatoires pour ne pas parler de soi, des manques, de leurs souffrances et des fantômes qui les hantent (l’absence du père, également douloureuse pour l’un que pour l’autre, peut-être aussi la mort de Françoise, la première femme de Gérard Titus-Carmel épousée en 1964 et décédée dans un accident de la route en 1967). Ainsi le peintre en vient-il à s’interroger : « [P]arler de lui [Julius Patzak] serait donc nous condamner à parler sempiternellement de nous ? », car ni l’un ni l’autre n’aura évoqué dans cet échange de lettres aucun aspect, aucun motif de cette désolation qui les ronge et sape leur entente. Tous deux en sont manifestement convaincus : l’homme est radicalement, totalement seul et le commerce des autres est au mieux une illusion, au pire une nuisance infligée à son interlocuteur ou à soi-même. « [D]ans ma solitude aux accents paranoïdes je crains par moments que cette correspondance nous soit nuisible, mais, comme tu dis, est-ce réellement une crainte ? », note ainsi Christian Gailly le 5 septembre. Il n’y a que soi que l’on connaisse « sur cette putain de terre, écrit dans un mouvement d’humeur exceptionnel le romancier, le reste est imposture, jeu de l’esprit, disons littérature ». Que « soi », sans doute, mais aussi la certitude de la mort qui envahit les dernières lettres comme elle habitait Voyage d’hiver de Schubert et la voix du ténor Julius Patzak.
Dernier Voyage ne fait pas cent pages. C’est peu, mais c’est amplement suffisant pour faire sentir au lecteur ce désespoir sans illusion et sans concession qui anime et qui mine ces deux esprits terriblement lucides et éprouvés par l’existence. Le lecteur y entend le chant du cygne d’une affection consciente de se déliter et de sombrer, d’une amitié qui ne pouvait plus continuer. Bien plus qu’une étude sur un cycle de lieder, c’est une cantate à deux voix de l’exil définitif et de l’hiver qui est leur unique saison. Dans sa dernière lettre, Gérard Titus-Carmel écrit encore : « C’est l’évidente vanité de certains mots, affrontant le poids d’une telle indicible solitude, qui te rend muet. »
Thierry Romagné
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