Ce petit livre paru discrètement aux éditions des Vanneaux en 2019 témoigne d'une lancinante nécessité, sans résultat certain, d'un retour des écrivains sur l'énigme politique constituée par Aragon. Bernard Noël, avant Alain Badiou, qui s'appuie sur le souvenir persistant d'un malaise devant quelqu'un qui en faisait trop sans jamais dire clairement la vérité des faits, souligne d'abord la question du suicide, puis interroge ce que l'échec du suicide a entraîné, notamment la question centrale de la fidélité au Parti et à Elsa, derrière laquelle se cacherait le « secret d'Aragon », ce continent du non-dit qui intéresse au premier chef Bernard Noël.
Il s'agit alors de saisir ce silence relatif des interstices et de pointer les aveux tardifs et dispersés dans les préfaces, les poèmes, les romans parfois, concernant sa fidélité au Parti communiste. C'est surtout en témoin des conversations privées qu'il a eues avec lui comme ami que Bernard Noël écrit et enquête dans ses propres souvenirs sur l'identité (d')Aragon, interrogeant la sincérité de telle ou telle réaction, confrontant les échanges avec lui à ce qu'en disent ses textes, constatant souvent des écarts, des abîmes, des silences, notamment sur la séparation d'avec Breton, la rupture avec le surréalisme, aux conséquences profondes, aux douleurs muettes. L'énigme du passage du surréalisme au communisme (moins énigmatique pourtant si l'on suit les textes d'Aragon dans La Révolution surréaliste dès 1925) est fortement soulignée, d'autant que ni les romans ni le Roman inachevé ne répondent selon Bernard Noël à la question posée par cette fidélité politique indéfectible. Dès lors, les préfaces et les avant-lire, qu'Aragon multiplie à partir des années 1960, sont ici considérés comme autant d'actes légendaires biffant le silence, détournant les questions vers des réponses partielles.
Où est donc le foyer central qui anime le vouloir et la cohérence de l'ancien surréaliste ? L'hypothèse ici esquissée et illustrée est que c'est l'écriture, le lien qu'elle permet avec le monde, elle seule qui a tissé la politique et l'amour dans un vaste réseau de connaissance par le langage, de compréhension par le langage. Mais cette écriture même est lieu de barrage, derrière lequel parle le silence, un silence tragique d'incommunicabilité: « Il y a un silence Aragon, et très particulier, car masqué par la masse des écrits : c'est l'arrière-pays de tous ces mots, ou peut-être leur lien secret avec la vie. [...] Il est le linceul dans lequel il drape à jamais sa figure, et tant pis si les mortels d'alors ne voient pas ce qui le fait tel qu'en lui-même, il ne changera plus. »
Le texte de Bernard Noël, d’abord repris à partir d’un ancien texte, reste significativement inachevé, lui aussi, comme si son silence commençait à dialoguer avec le mutisme d'Aragon, qui ne se sera jamais assez expliqué sur les rouages mystérieux de sa fidélité.
Lire Aragon
Œuvres romanesques complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Daniel Bougnoux (dir.), Gallimard, 2012.
Œuvres poétiques complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Olivier Barbarant (dir.), Gallimard, 2007.
Jean Ristat, Album Aragon, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1997.
Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Albert Skira éditeur, 1969.
Louis Aragon, Henri Matisse, roman, « Quarto », Gallimard, [1971], 1998.
Louis Aragon, Écrits sur l’art moderne, Flammarion, 2011.
Philippe Forest, Aragon, Gallimard, « NRF Biographies », 2015, 896 pages + 16 p. hors texte, 29 €.
Pierre Juquin, Aragon. Un destin français 1897-1939, La Martinière, 2013.
Luc Vigier
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