Il fallut un peu de temps pour convaincre Aragon, vers le milieu des années 1970, mais lorsque la décision fut prise, Aragon s’y engagea totalement. En 1976, il signa un texte court, léguant à la nation française, « quelle que soit la forme de son gouvernement », l’intégralité de ses archives et de celles d’Elsa Triolet, disparue en juin 1970. Le geste s’inscrivait dans le prolongement du don à la nation effectué par Victor Hugo, un peu moins d’un siècle plus tôt. En prononçant en 1977 un long discours pour déposer symboliquement au CNRS un premier carton de documents (le reste des archives fut progressivement déposé au fonds Aragon-Elsa Triolet, aujourd’hui accessible depuis le département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale), « D’un grand art nouveau : la recherche » (coll. « Textes et manuscrits », Flammarion, 1979), Aragon étendait aussi les frontières de son œuvre à la réalité concrète de ses travaux préparatoires, de ses brouillons, de ses plans, de ses découpages, collages et associations, de ses dessins, de ses dossiers éditoriaux destinés à la presse, à l’édition des Œuvres romanesques croisées, de L’Œuvre poétique, encore enrichie par des dossiers impressionnants de correspondances avec des artistes et des écrivains d’Europe et du monde entier.
C’est à ce geste en particulier que l’on doit le développement d’une discipline encore très discrète à l’époque, celle de la génétique des textes. À partir de l’élan donné par ce socle monumental et la première équipe de recherche du CNRS sur les manuscrits d’Aragon se sont développés d’autres groupes (Zola, Proust, Joyce, Nietzsche, entre autres). La revue Genesis a donc voulu consacrer son numéro 50 aux manuscrits d’Aragon, complétant des publications plus anciennes dans La Pensée (1987) ou Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet (1988). Richement illustré, ce numéro 50 – qu’on pourra bientôt lire intégralement en ligne -- donne une idée du travail très approfondi, méticuleux et obsessionnel qui était celui d’Aragon tout au long des diverses étapes préparatoires de ses œuvres, à travers l’étude des manuscrits de poèmes de La Diane française (1945), du Fou d’Elsa (1963) ou bien de Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969). Spécialistes d’Aragon, de la génétique des textes ou encore conservateurs de la Bibliothèque nationale se sont attachés ici à souligner la complexité du processus d’élaboration avant la publication définitive, et l’on découvre ainsi, par l’image et par l’analyse, le continent caché d’une œuvre déjà gigantesque.
La partie la plus surprenante de l’ensemble des documents proposé par Genesis est sans doute ce collage d’images de toutes sortes qui « poussa » à partir du portrait funèbre d’Elsa Triolet dans le couloir de leur appartement parisien puis sur les murs des chambres, de la cuisine, de la salle de bain. Association par punaisage gris puis rouge de coupures de presse, de cartes postales, de manuscrits, de dessins, de lettres, de tirages photographiques, d’illustrations éditoriales ou encore d’objets, cette « œuvre » ou cette installation méritait en effet une approche spécifique dont on déduit tout ce que l’analyse génétique peut apporter à la compréhension d’un esprit en ébullition permanente.
Mais comment ne pas garder les yeux grand ouverts d’étonnement devant l’élaboration des poèmes, devant les revirements, les recherches de rythmes et de cadence dans les vers et le polissage progressif de la prose, contre la légende (vérifiée par ailleurs) d’un écrivain rapide, spontané, dont l’écriture courait sur la page comme une évidence torrentielle, pour faire le constat du travail de l’artisan, du compositeur, du relecteur de lui-même ? Ce dernier point, particulièrement présent dans les manuscrits des incipit, mérite d’être souligné : se relisant, s’annotant et se corrigeant, Aragon, dans cet ouvrage comme dans bien d’autres des années 1970 (Théâtre/Roman, ou Henri Matisse, roman), crée d’autres voix qui laissent place, en notes de bas de page ou par ajouts, à un regard alternatif inséré dans le regard principal, créant un effet temporel et spatial saisissant : il faisait entrer ainsi comme principe même d’écriture, comme matière de création et comme extension d’une œuvre jamais refermée, jamais totalement achevée, la lecture d’une œuvre en train de se faire, le « roman de ses naissances ».
Luc Vigier
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