Décidément, Gérard Macé n’est jamais là où on l’attend ! Lui, l’auteur de trois volumes de Pensées simples (Gallimard, 2011, 2014, 2016), aussi subtiles que délicates, le voici se confrontant à l’une des œuvres les plus radicales de notre littérature. Lui, le poète admirable et qui n’a jamais signé un seul roman, nous le retrouvons ici en défenseur de la liberté narrative et de l’autonomie des personnages. Lui enfin qui pratique avec la réussite que l’on sait (Colportage, Gallimard, 2018) l’étude brève et qui jamais ne pèse, se lance maintenant dans cette analyse au long cours, qui embrasse la vie entière du fameux marquis et étreint ses idées les plus obsédantes.
La première partie est classiquement consacrée à la vie du « détenu sous tous les régimes » (monarchie, Révolution, Consulat et Empire). Gérard Macé, qui ne cache pas ce qu’il emprunte à la méticuleuse Vie du marquis de Sade de Gilbert Lely, opte pour une démarche presque contraire : l’existence de l’auteur des Crimes de l’amour est peinte à grands traits, allant à ce qui lui semble l’essentiel, les différentes « affaires » qui secouèrent la vie du voluptueux artistocrate. Ce dernier, trop peu soucieux des craintes et des remords qu’il inspirait aux pauvresses et aux prostituées qu’il a croisées, n’a pas fait pire, semble-t-il, que d’autres grands seigneurs éventuellement méchants hommes de cette monarchie finissante durant laquelle le peuple commence à gronder. Mieux : l’attitude modérée du ci-devant marquis durant la Révolution est soulignée. Secrétaire de la section des Piques, il désapprouve cependant nettement les massacres de septembre 1792. Les exécutions capitales lui faisaient horreur, insiste l’auteur, et également, plus tard, quand il est interné à l’hospice de Charenton, le sort réservé à ceux qui y sont, comme lui, incarcérés. Sans en faire un précurseur de l’antipsychiatrie, Gérard Macé montre comment les pièces de théâtre que Sade met en scène, après en avoir tant écrit, font du bien aux autres pensionnaires de l’établissement, spectateurs ou acteurs de ces représentations.
Alors, d’où vient l’effroyable réputation de l’homme de lettres ? De ses livres, répond Gérard Macé. Et donc, dans la deuxième partie, il entreprend d’examiner d’un peu plus près l’œuvre, le style sans fard et les châteaux sans fond que le libertin se plaît à imaginer. Les Cent Vingt Journées de Sodome sont l’occasion d’une première exploration d’envergure des perversions humaines mises en œuvre à l’abri des hauts murs et des caves voûtées de la forteresse où les « héros » se sont réunis. Le goût du catalogue et la passion du classement constituant « déjà un essai d’anthropologie, une exploration visant l’exhaustivité et l’exploration d’un continent », celui des dépravations que l’imagination humaine peut produire. Mais Gérard Macé rappelle aussi que maints des sévices décrits dans ces romans sont en lien avec la réalité des châtiments dont usait la justice de l’époque : Sade voit comme personne « la face sombre de l’individu livré à ses instincts ». L’écrivain du XVIIIe siècle « prend la littérature au sérieux et par le biais de ses personnages confronte l’homme à ce qu’il y a de pire en lui ». Ce n’est pas tant, estime Gérard Macé, sa pornographie qui l’a fait condamner que « ce pessimisme, ou cette lucidité, qu’on lui pardonne difficilement ».
Cette lucidité, acquise dans le libertinage, offre la possibilité à Sade de regarder autrement ensuite les sociétés non-occidentales. Gérard Macé, auteur lui-même d’un certain nombre d’ouvrages sur la Chine, le Japon et, plus récemment, l’Afrique noire, a la bonne idée de relire le plus gros roman de Sade, le premier qu’il signe de son nom, d’ailleurs, Aline et Valcour. On y suit, dans une histoire enchâssée plus longue que la principale, les aventures de deux jeunes gens que leurs déboires et autres infortunes poussent en Afrique et en Océanie. C’est l’occasion d’une réflexion d’une ampleur et d’une nouveauté « qui touche à l’étude de mœurs, à la politique, à l’économie ». La sombre réputation de l’auteur de Juliette éclipse parfois trop ses préoccupations ethnologiques, juge l’auteur. L’égalité entre les hommes et les femmes, le cannibalisme, les raisons d’une politique antinataliste, malthusienne avant l’heure, les conséquences néfastes ou mortelles de la colonisation européenne, les méfaits de l’esclavage sont les thèmes de celui qui est alors comparé non plus à Laclos ou à Crébillon fils mais à Cook ou à Bougainville. Nous sommes en tout cas, là, loin de l’image d’un Sade sadique. De plus, décrivant les mœurs des populations indigènes que ses personnages rencontrent, le divin marquis a soin de ne pas les condamner. Mieux : il les montre, parfois, en mesure d’instruire les civilisés que nous sommes censés être. Lui qui a été si souvent condamné dans son pays fait preuve de tolérance et sait bien que « nous appartenons encore plus à l’habitude qu’à la culture » (Aline et Valcour).
Gérard Macé se garde de confondre les personnages et leurs discours avec les idées de leur auteur mais il sait repérer les lignes de force de l’œuvre et il reviendra dans la dernière partie sur les limites de la pensée sadienne. L’écrivain d’aujourd’hui en convient avec celui d’hier : ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image mais le contraire. Il pointe cependant aussi que, puisque le monde de Sade est un monde sans Dieu, l’homme n’y occupe plus une place privilégiée. C’est un être vivant parmi les autres, « scandale plus grand que les scènes de débauche ou de torture », un monstre qui aime la destruction des autres comme de lui-même, et que plus rien n’empêche de passer à l’acte. C’est ce vertige que signale pour finir Gérard Macé, cette absence de Dieu qui est un néant et dans lequel l’être sadien avec son plaisir souverain pourrait bien s’engouffrer, s’abîmer.
Gérard Macé, sans faire montre de cette religiosité sadienne empêchant d’entendre le rire et la gaieté qui existent aussi dans Juliette (lorsque le récit se déroule en Italie) ou ce respect pour la sobriété vertueuse du monarque éclairé de l’océan Pacifique fidèle à son épouse (Aline et Valcour), renouvelle sensiblement notre perception de l’œuvre. Il pointe que « de nombreuses pages du récit n’ont pas l’air d’avoir été écrite par Sade, tel qu’on le caricature ». Il ne s’agit pas d’édulcorer l’œuvre du sulfureux marquis mais d’en restituer la complexité, l’épaisseur philosophique et littéraire. Et c’est peut-être aussi et surtout de cette absence de nuances que souffre le plus notre époque. On ne sait si, comme l’indiquait ironiquement l’exergue de Justine, la mère prescrira la lecture de Et je vous offre le néant à sa fille mais on aimerait écrire que l’on recommande cet ouvrage non seulement aux sadiens mais aussi à tous ceux que la question de l’homme sans Dieu intéresse véritablement.
Thierry Romagné
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