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Elucidation

Article publié dans le n°1036 (16 avril 2011) de Quinzaines

 Un récit personnel très maîtrisé qui reconfigure des enjeux anciens de la littérature aux États-Unis, quelque part aux confins de l’autobiographie et de la sociologie.
Danzy Senna
Où as-tu passé la nuit ? Une histoire personnelle (Where did you sleep last night ? A personal history)
 Un récit personnel très maîtrisé qui reconfigure des enjeux anciens de la littérature aux États-Unis, quelque part aux confins de l’autobiographie et de la sociologie.

La vie semble irrémédiablement obéir à ce qui la précède. Tout est affaire d’héritage, d’émancipation ou plutôt d’élucidation de ce qui nous constitue, de notre histoire minuscule et de celle qui porte la communauté tout entière. Nous ne nous en dépêtrons jamais vraiment et ne pouvons que lutter pour comprendre qui nous sommes, de quelle matière historique et familiale nous procédons. Danzy Senna avait donc fort à faire pour démêler les épars contradictoires qui la constituent, cette histoire paradoxale et violente d’un mariage impossible entre une jeune femme Blanche issue d’un milieu aisé et ancien de la côte est et d’un quasi-orphelin Noir du Sud ravagé par la pauvreté et le racisme à la fin des années soixante.

Son récit – constitué de bribes interrogatives : souvenirs, confessions, morceaux d’enquête – est tout entier traversé par la contradiction biographique qui la fonde en tant qu’individu, fermant et ouvrant un passé et un devenir toujours en tension. D’un côté le plein, de l’autre le vide, la mère et le père, le blanc et le noir, le riche et le déshérité. Où as-tu passé la nuit ? opère la reconstitution d’une identité au bord de l’aboutissement au travers d’une réflexion sur ce qui fonde l’impossibilité de deux êtres à partager la même réalité. Danzy Senna raconte l’échec brutal du mariage de ses parents, la violence terrible qui l’accompagne, mais surtout ce qu’il révèle des fragilités d’êtres égarés et d’une nation qui peine à se trouver elle-même. En écrivant que : « Lorsque leur mariage s’était brisé de façon si radicale – quand l’histoire avait semblé les rattraper –, mes parents et ceux qui en avaient été les témoins avaient dû vivre cette rupture comme la mort d’une promesse qui allait bien au-delà de leur seul serment de mariage », elle souligne que leur « histoire fondamentalement américaine » révèle l’essence impossible de la nation à laquelle elle appartient.

Son livre dépasse pourtant les simples enjeux personnels, la quête des racines ou d’une certaine forme de vérité (qui se révèle souvent inatteignable), il ne se limite pas à l’enquête d’une fille sur les origines d’un père avec qui elle entretient des rapports paradoxaux toujours tendus entre admiration (pour son intelligence, sa force de caractère) et la crainte de ce qu’il est et de ce qu’il lui a transmis. Car ce qui l’occupe, au-delà de la découverte de sa famille (au sens très large), des traces du passé et de la filiation compliquée de son père, en passant par l’éclaircissement de pans entiers de son passé et des êtres qui le peuplent, s’apparente plutôt à la définition de l’identité comme d’une chose abstraite, plaquée sur le monde, entretenant les illusions et les réalités d’une violence raciale, de cette sorte extrême de l’empêchement. Le père porte ainsi l’identité noire jusqu’à l’absurde tout en permettant une interrogation fondamentale sur la nature même des États-Unis, sur cette manière de ciment social élaboré à partir d’une extrême violence.

Danzy Senna parle d’elle-même tout en abordant la sociologie d’une nation, interrogeant les soubresauts d’une Histoire compliquée et brutale en en présentant une incarnation symptomatique. Elle fait œuvre, étrangement, à la fois de sociologue et d’écrivain (1), prenant en charge une multitude de discours qui se superposent et se lient avec une efficacité exemplaire (même si le style peut paraître parfois un peu plat). Elle revient aux sources d’un monde qui porte le métissage à la hauteur d’une valeur intrinsèque, tout en en démontrant avec précision les contradictions. C’est implicitement qu’elle reconfigure des enjeux essentiels de la littérature américaine en les entretissant à un récit de l’expérience personnelle érigé en forme de modèle, un peu à la manière d’un Javier Cercas (2), quelque part entre le témoignage et les procédés exhibés de la fiction autobiographique. Elle ordonne une mise en scène de soi et du corps social, en faisant le terreau d’une vision complexe de l’identité.

Elle profère quelque chose d’essentiel pour ce qui concerne les paradoxes de la vie, des marques que le passé appose, tel un sceau indélébile, sur les surfaces de l’existence. Elle fait le récit de la quête libératrice des origines tout en essayant d’élucider un présent touffu et compliqué (fortement marqué par sa propre maternité). Car, c’est de métissage qu’elle parle sans cesse, de ses dispositions contradictoires, de sa valeur dans le monde d’aujourd’hui, de la prégnance de ce qu’il représente. Elle achoppe à la transgressivité et à ses impossibilités, à l’empêchement de l’identité par ses marques mêmes, à la culpabilité et à l’incompréhension de la réalité. Lisant ce livre, d’autres lectures reviennent inévitablement à l’esprit tant ces questions habitent la littérature américaine : Les Confessions de Nat Turner de Styron, le Pourfendeur de nuages de Banks, La Tache de Roth et surtout l’œuvre magistrale de James Baldwin. Senna fait œuvre de réinvention d’une vérité qui ne cesse de hanter l’Amérique contemporaine, celle qui provient des traumatismes raciaux qui établissent une nation qui se fait l’apôtre de la variété absolue. En interrogeant son propre passé, ses filiations et l’échec de sa famille à vivre une intense expérience multiculturelle, cette « longue histoire mouvementée du Sud profond et du Nord profond d’où sont issus (ses) parents », elle aborde « l’échec d’une nation » et la fragilisation des individus qui la constituent, les encourageant, au travers d’un poignant retour sur soi, à se « se réinventer sans cesse ».

1. En la lisant, il faudra évidemment penser aux approches de la sociologie de Bourdieu.
2. Nous pensons aux Soldats de Salamine ou À la vitesse de la lumière, Actes Sud, coll. « Babel ».

Hugo Pradelle