Le 25 octobre 1925, à Rome, via di San Basilio, un peu avant dix heures du matin. Un prêtre se dirige vers le couvent des Capucins, sis au n° 8, pour y retrouver son neveu et sa nièce. Un jeune soldat le suit depuis un moment et la rue est déserte. Soudain, l’homme le poignarde par derrière avec sa baïonnette en hurlant : « Sale prêtre » ! L’ecclésiastique s’écroule. Il décédera à l’hôpital San Giacomo environ un quart d’heure plus tard. Le forcené est arrêté.
Voilà la scène brève, brutale, imprévisible, qui hante Philippe Artières. Il lui faut impérieusement en démêler le fil, en fouiller la densité, en explorer les rebours et les à-côtés, en éprouver la réalité. C’est le hasard qui l’y pousse. Car le prêtre, Paul Gény, philosophe jésuite de l’Université Grégorienne était, plus que « l’un des penseurs chrétiens les plus brillants du début du XXe siècle », une « âme héroïque », plus qu’un inconnu aussi, un grand-oncle dont on lui avait raconté durant son enfance l’assassinat incompréhensible. En 2010, Artières, historien, spécialiste de l’étude des archives, des écrits ordinaires et de l’œuvre de Foucault, redécouvre cette histoire enfouie en exhumant de vieux papiers du grenier de la maison familiale. C’est le commencement d’une quête étrange qui va le pousser à ses propres limites, lui faisant reconsidérer ses pratiques et l’entraînant sur le chemin d’une expérience troublante.
À l’invitation de la Villa Médicis, il entame un étrange séjour durant lequel, plutôt que de visiter les lieux pour comprendre les circonstances d’un événement obscur, il choisit d’incarner son « ancêtre », de porter la soutane et de déambuler ainsi dans la ville, silhouette d’une « imposture » dérangeante, éprouvant sa « nouvelle ombre dans la nuit ». Il décide, pour découvrir une vérité impalpable, d’introduire un changement en lui-même, de se rendre différent, de supporter une autre réalité. Ainsi, il rejoue, refait, investit « le corps de la victime ». « Je ne me contente pas de marcher dans ses pas à partir des minces indices retrouvés mais je “joue” à Paul Gény. Je joue tellement que (…) tout ressemble à un fotoromanzo », écrit-il dans la première moitié de son récit qui adopte la forme d’un journal qui entrecroise ses enjeux propres, décrivant par un subtil jeu de reprise les circonstances exactes de l’assassinat, y intercalant de nombreux documents disparates, tout en interrogeant la série de performances qu’il s’efforce de mener tout au long de son séjour romain.
Au cœur du récit se loge une sorte de folie de la copie qui met en scène un historien « en acte ». Accompagné de Noëlle Pujol et d’Andreas Bolm, il refait le trajet qu’emprunta le Père Gény le matin du drame, rejouant la scène du meurtre sous les objectifs de ses deux comparses. « On fait spectacle », dit-il. Les séries de clichés, organisés narrativement, constituent un récit photographique entre archéologie, performance et investissement symbolique de la scène historique, font l’objet d’une publication – reconstitution – qui s’affirme comme un jeu ludique qui fait s’approcher l’historien de l’objet de son étude, l’oblige à éprouver les formes mêmes de l’Histoire, le poussant à interroger un certain nombre de limites entre soi et son sujet, en conformant une autre image, renversée en quelque sorte. Tout s’y agence en une énorme mise en abyme. Ce qui occupe Artières, outre l’exploration infinie de son travail sur les archives, leur valeur, les méthodes et le hasard qui y président, c’est d’aborder le sens des événements historiques – des plus importants aux plus infimes – par des biais originaux, novateurs et quelque peu provocateurs (notons en passant le ton parfois un peu agressif de sa prose), en en éprouvant la fécondité pour les sciences humaines. Incarnant un « passé ressuscité », Artières interroge la « distance » qui s’impose à lui et s’essaie, par le jeu – dans tous les sens du terme –, à proposer « une intelligibilité inédite de l’événement » qui se confronte à une fascination problématique.
Vie et mort de Paul Gény excède néanmoins très largement la simple performance, l’expérience certes stimulante mais parfois étrécie. Artières ne se restreint pas, il déborde, glisse d’un événement à un autre, les lie ensemble, pour entretisser des enjeux qui peu à peu se déploient, confrontés qu’ils sont à leur inventeur. Il abandonne ainsi à la moitié de l’ouvrage la forme diariste pour en quelque sorte basculer, passer de son aïeul à son assassin, ce garçon égaré dont le « nom même, Bambino, laisse planer un soupçon de fiction ». Par une manière de hasard et d’obstination mêlés, Artières découvre l’un de ces anonymes, à la fois bourreau et victime, qui croupissent dans les asiles. Passant du « je » au « tu », il brosse, dans un style qui acquiert enfin une densité, un portrait de cet être blessé et malheureux qui s’abîme dans une manière d’« éblouissement ». « Aux champs, tu cries aux vaches tes rêves », écrit Artières avec une tendresse évidente. L’historien lui attribue une existence, le rétablit dans la vie, lui redonne une dignité, allant jusqu’à reproduire un cahier – instants fascinants de lecture – que tenait l’interné et qui le plonge dans une fascination pour la catastrophe et fait saillir un lien occulté entre son geste dément et la singularité d’un moment historique.
Le récit de Philippe Artières opère par glissements, changeant d’objets successivement, ne s’astreignant pas à une fixité, pour laisser le champ à des curiosités insatiables, chorégraphiant en quelque sorte le mouvement même de sa réflexion, nous confrontant à ses rebours et à ses basculements incessants. La force de ce livre, malgré parfois une écriture un peu plate, trop modeste peut-être, réside dans sa propension à faire tenir ensemble des enjeux hétérogènes, à laisser libre cours à la fantaisie du chercheur. La mobilité du texte, sa construction audacieuse qui extrait le sujet de sa singularité et lui fait entreprendre une analyse à la fois méthodologique et politique de l’étude des archives, de la généalogie d’une recherche cohérente qui ne se délie jamais de questionnements intimes, du besoin d’identification qui nous habite, de la nécessité impérieuse de comprendre les raisons d’une fascination. Artières ordonne l’intime et le collectif avec une intelligence remarquable et parvient à entretisser des éléments inconciliables. Son Vie et mort de Paul Gény confronte une identité, un parcours singuliers avec le poids de l’Histoire, entreprenant de réfléchir dans un même élan le collectif et l’individuel, le politique et l’intime, le religieux et le profane, le passé et le présent, la vérité et la fiction, tout en parvenant magistralement à reconstituer un basculement de la pensée, la reconnaissance de l’histoire des anonymes, une certaine méthode pour se reconnaître. Au fil de pages hétéroclites l’écrivain s’y cherche sans fin, s’y éprouve, y gagne une cohérence qui échappe trop souvent et nous fait entrevoir la beauté singulière des traces invisibles.
Hugo Pradelle
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