« Pour moi, la fiction est du côté des personnages, de ce qui leur arrive, de comment ils réagissent, avancent. Je ne crois pas à une fiction qui naîtrait d’idées, ce n’est pas comme ça que je fais. (…) je décris des relations compliquées entre des êtres. La fiction consiste en une perpétuelle découverte. On essaie de comprendre, on avance comme ça dans le livre. Les choses arrivent, c’est tout. Cela semble construit après coup. (…) J’observe ces vies, je les montre, compliquées et simples en même temps », nous confiait Chimamanda Ngozi Adichie en 2008 lorsque nous la rencontrions pour parler de son livre précédent qui connaissait un vif succès (1).
Son premier recueil de nouvelles semble, au premier abord, obéir au même élan de monstration, au même appétit spontané pour la vie des autres, pour la complexité naturelle de ce que l’écrivain décrit, au même attachement à des personnages émouvants qui se confrontent, bien souvent malgré eux, à la complexité et à la brutalité du monde. Elle y met en scène, en douze nouvelles d’envergures et d’intérêts bien différents, des êtres – presque exclusivement des femmes – comme écartelés, disjoints, profondément changés par de traumatisantes expériences de l’altérité. Il s’y joue quelque chose d’essentiel entre l’origine et le présent, comme si chacune d’elles se devait d’entreprendre la nature même de la modification qui structure des personnages tiraillés entre des injonctions contradictoires et des réalités divergentes qui ne font que souligner le manque terrible qui déséquilibre des êtres empêchés, disproportionnés, profondément malheureux.
C’est évidemment ce sentiment de mal-être profond, surgissant, qui saisit Akunna après que, grâce à la « loterie des visas », elle découvre une Amérique bien différente de celle de ses rêves qui fait écrire à Adichie : « quelque chose venait s’enrouler autour de ton cou, une chose qui manquait t’étouffer avant que tu ne sombres dans le sommeil ». Une impression d’étouffement, de réduction, de perte et de déception qui habite presque toutes les nouvelles centrées autour de l’exil et du déséquilibre qu’il provoque. Ainsi, Chinaza qui découvre une vie qui ne colle pas avec ses rêveries de jeune Africaine et un mari choisi pour elle au contact de qui elle goûte aux « bouches qui racontent l’histoire du sommeil, qui collent comme du vieux chewing-gum, qui ont l’odeur des tas d’ordures du marché d’Ogbete ». Ou bien encore Nkem qui, apprenant que son époux Obiera, resté au pays pour faire des affaires, la trompe ouvertement avec une jeune femme très belle, réalise que son existence fait partie de ces « vies en plastique » américaines, que ce pays « a fini par enfoncer ses racines sous sa peau ».
Ces expériences de l’exil, de la vie ailleurs, du déplacement ordonnent le destin d’autres personnages – « Demain est trop loin », « Le tremblement », « L’ambassade américaine », « Lundi de la semaine dernière » – alors que le poids de l’altérité pèse sur ceux qui restent. Au Nigeria, d’autres figures luttent avec elles-mêmes, le passé de leur pays, ses complexités et ses ambiguïtés, leurs conflits intérieurs. Une vieille femme souffre de la conversion de son fils au christianisme alors que sa petite-fille deviendra une spécialiste des traditions populaires ; un ancien professeur d’université, épuisé par l’harmattan, retrouve un ancien collègue qu’il croyait mort lors des violences qu’a connues le pays et s’abîme dans les visites du fantôme de sa femme défunte qui lui masse les jambes pour le soulager ; une jeune bourgeoise chrétienne se cache dans une échoppe avec une musulmane inculte pour échapper à une émeute d’une violence épouvantable… Ce sont sans aucun doute possible les plus réussies du recueil.
Adichie veut dire quelque chose non pas simplement d’un exil univoque mais de la décomposition d’identités qui se confrontent à elles-mêmes, à leur propre densité. Elle dresse ainsi, par ce biais, un portrait d’une sévère acuité sur le Nigeria d’aujourd’hui, ses troubles, les conflits qui y sourdent. Tout dans ses textes relève de la tension et de la déception, d’une lutte entre ce que nous sommes et ce que nous provoquons, sur les décalages subtils qui se creusent au fond des personnalités, le manque qui ne peut se combler. S’y affrontent l’Occident et l’Afrique, la modernité et la tradition, les familles, les langues, l’éduqué et l’inculte, le riche et le pauvre… Pourtant, c’est comme si son livre s’écrivait in abstentia, en dehors de lui-même, chantourné, incomplet, reprenant une subtile structure temporelle qui faisait la force de son roman. Si les thèmes, toujours recentrés autour d’une « pointe de culpabilité », demeurent riches et puissants, Autour de ton cou achoppe à sa forme même, à ce qu’il ne parvient pas à faire, s’extraire d’une virtuosité d’école, une technique envahissante qui ne permet à aucun des textes d’exister vraiment, à aucun des enjeux de se déployer harmonieusement.
Le livre nous apparaît disproportionné, contradictoire, étrangement limité, entrant en contradiction avec les mots mêmes de leur auteur qui, ici, s’empêtre dans une technicité de la nouvelle qui frôle la caricature et fait penser, malgré d’évidentes réussites verbales émaillant la narration, à un pastiche, une simple application. Trop d’éléments dans ces textes confinent à l’illustration, l’imagerie, la simple transposition artificielle d’enjeux sur des fictions qui sont soit trop brèves, soit trop longues, paradoxalement déséquilibrées malgré une virtuosité certaine. Chacune énonce quelque chose d’une violence contre soi-même, d’un changement radical des êtres, d’un déséquilibre existentiel, de la déception terrible qui en procède, manière de « brume grisâtre » qui recouvre la vie. Nous ne découvrons dans les pages de ce livre qu’une démonstration qui semble trop souvent vaine, trop proche du prétexte, et qui, à l’instar des personnages qui les peuplent, nous laisse déçus.
- Il s’agissait de L’Autre Moitié du soleil (Gallimard), roman de très belle facture qui avait obtenu l’Orange Prize. Notre entretien (QL n° 980) insistait sur des points de construction qui rencontrèrent une certaine résistance de l’écrivain (cet extrait le montre bien) et des questions sur l’histoire collective et individuelle.
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