À première vue, le bref prologue de ce nouveau roman de Rash pourrait décevoir, sembler un peu convenu. Il l'est d'une certaine manière, et pourtant... Écrit comme pour mieux surprendre le lecteur, on y perçoit la continuité romanesque, thématique et esthétique qui fait que l'oeuvre de l'écrivain atteint à une dimension nouvelle. Rash est un écrivain hétérodoxe, mobile et obsessionnel, qu'on ne voit pas venir. Il a assurément un pied dans l'escarcelle du roman populaire qui lorgne du côté du roman policier, et l'autre dans celle, exigeante, qui l'inscrit dans la grande tradition littéraire américaine.
Rash, d'évidence, demeure un écrivain s'apparentant au mouvement du Nature Writing, lequel célèbre la nature comme espace nécessaire de la fiction et de la littérature. Il a quelque chose de la grâce du regard de Bass sur les choses (Platte River, Journal des cinq saisons), faisant de la nature, non pas le simple décor de la fiction, voire de la vie, mais un espace principiel qui gouverne l'identité et le temps, en même temps que le sens de l'aventure, de l'ampleur romanesque du Jim Harrison des grandes années (Faux soleil, Dalva, La Route du retour). À l'instar d'un Jack London, dans le sillage d'une quête identitaire qui passe par l'invention d'un héroïsme véritable, il conçoit ses fictions dans l'affrontement de la nature et de soi-même, autour d'un sentiment de liberté qui naît de la réalité même des espaces. Ses romans, derrière l'apparence d'un régionalisme un peu étroit, président à une métaphysique très proche de celle de Thoreau dans Walden.
Rash est à la croisée de ces voies de la littérature d'Amérique du Nord : il est l'héritier d'une tradition, à laquelle il rend hommage tout en s'inventant une sorte de géographie intérieure qui reprend les mêmes éléments et les agence toujours plus sûrement. Certes, il n'a pas encore la puissance stylistique qui habite les grands romans de McCarthy - Le Grand Passage, Des villes dans la plaine ou L'Obscurité du dehors, mais sa prose s'affermit, gagne en densité, ses obsessions semblent se décanter vers une vision du monde à la fois violente et apaisée, vers un passé et un présent inextricablement mêlés. Écrivain de la disproportion, il énonce les paradoxes du monde américain et ce qui le hante au plus profond. Sous les dehors de romans bien faits, assez faciles, il se confronte aux démons anciens de l'Amérique, qui ne cessent d'y resurgir.
Inquiet, il veille. Ses romans transpirent le trouble, la douleur, l'implacable des destins sacrifiés, une forme d'angoisse. Il affronte le grand vide, le passé, ce qui ne passe pas, les monstruosités minuscules et les résistances fragiles. Une terre d'ombre, comme Serena et Le Monde à l'endroit, obéit à un fatum terrifiant, comme si la nature écrivait les destins d'êtres qui ne peuvent qu'échouer ou s'évanouir. Le titre original du roman « le vallon » dénote l'inscription de ces vies infâmes, maudites, dans un espace dont elles ne peuvent s'échapper. Ainsi, dans les derniers temps de la Première Guerre mondiale, Hank, revenu des tranchées amputé d'une main, s'emploie à remettre en état la ferme familiale, située dans cet encaissement ombreux que la rumeur prétend infertile et maudit. « Une terre d'ombre et rien d'autre » qui se mêle à la personnalité de sa soeur, Laurel, jeune femme esseulée qui s'abîme dans « la sensation d'être un fantôme ». Isolée, prétendument sorcière en raison d'une marque de naissance, elle subit la haine d'une communauté plutôt arriérée. La routine de leur existence se voit brisée par l'irruption d'un jeune homme mutique prénommé Walter, « homme plein de détours », qui, par sa présence silencieuse, laisse croire à un changement forme de libération ou d'exorcisme qui n'adviendra pas et mènera ce trio à la catastrophe.
Car le roman, sur fond d'exaltation patriotique à la limite du délire paranoïaque, ne raconte rien d'autre que la non-acceptation de la différence et de la marge, le mouvement contradictoire qui abroge la tradition pour ne jamais pouvoir s'en extraire, qui dit l'inaltérable présence de la violence dans la société américaine. Rash conte la disparition de ce monde agraire et solitaire, presque utopique, l'effacement d'une frontière qui en marquait l'identité. Il dit l'effritement d'une civilité harmonieuse et discrète, l'émergence d'un monde où tout devient profit, discours, vide. N'est-ce pas ce que signifie cette musique artifice ultime que Walter introduit dans le silence de la combe enténébrée en jouant, de sa flûte d'argent, un air qui « racontait tous les deuils qui avaient jamais existé », ce son magique « qui s'élevait [...] à la surface de la mélodie, comme une araignée d'eau passant sur un ruisseau » ? Et ce n'est pas un hasard si, comme lorsque son silence encourage la parole de Laurel, superbe personnage féminin qui prend sur elle le sacrifice, la nature, harmonieuse à l'identique, semble lui répondre, lorsqu'« une musique qu'il n'avait jamais entendue montait du cours d'eau. Les notes n'étaient pas que des sons, elles avaient des couleurs, des fils éclatant tissés dans le courant ».
Comme dans Un pied au paradis, ce monde-là sera englouti le thème du déluge revient si souvent sous la plume de Rash , irrémédiablement perdu. Et pourtant, si le roman met en scène l'impossibilité d'échapper à son milieu et la brutalité inouïe qui se déchaîne, si la lâcheté et la veulerie semblent gagner la partie (le personnage de Chauncey Feith, manière de Homais monomaniaque, frustré et violent, est extraordinaire), Rash, par touches discrètes, affirme, à travers un roman de la persécution qui n'est pas sans rappeler La Lettre... de Hawthorne (un modèle évident ici), que la beauté reprend toujours ses droits, que la durée n'efface jamais toutes les traces.
Ainsi les oiseaux du prologue rappellent-ils que les origines ne se gomment pas, que la violence et l'ignorance n'emportent pas tout. Rash ne fait peut-être finalement rien d'autre que de montrer comment la nature se maintient obstinément, malgré la haine de soi et la pulsion de destruction qui hantent l'Amérique.
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