« Il semblerait que l'amitié reste une sorte d'énigme », écrit Coetzee dans sa première lettre à Auster, datée du 14 juillet 2008. La correspondance entre ces deux écrivains apparemment si différents nous fait découvrir ce qui les unit, les porte l'un et l'autre, ce qu'ils décident de partager. Il y a dans leurs échanges quelque chose de volontaire et de franc. Ils s'y montrent à nu, vieillissants, inquiets ; et, dans le même temps, ils parviennent à revenir toujours à ce qui compte vraiment, aux mots, à leur jeu, à ce qui se trame à travers eux.
Leur échange nous permet de comprendre ce qui, dans le plus simple de la vie courante, nourrit la réflexion, la réinscrit dans l'existence concrète. C'est dans ce partage singulier et plein de pudeur que leur relation prend corps, s'affranchit des convenances et relie l'intime à la pensée du monde. Leur amitié est assurément une surprise. Ils y gagnent une familiarité rare, s'inventent une connivence qui s'affranchit des contraintes et libère quelque chose de la parole des créateurs qu'ils sont.
La sympathie ignore les différences et les disproportions. Les sentiments d’amitié qu’ils explorent les renvoient à eux-mêmes, à leur solitude, à leur besoin d’accroître leur lucidité. Auster, après trois années d’échanges soutenus, confie à Coetzee: « tu es devenu ce que j’appellerais un “autre absent”, un genre de grand cousin des amis imaginaires que les enfants s’inventent. […] voilà où tu te trouves, John, à l’intérieur de ma tête au moment où je te parle, et rien de semblable ne m’est jamais arrivé ». Coetzee lui répond : « j’éprouve une sorte de tendresse fraternelle pour toi et pour ton courage obstiné et mal reconnu. Je sais, bien sûr, que tu as un autre visage – celui d’un homme de lettres qu’on admire. Mais je suis convaincu que l’image que j’ai de toi en tant que prisonnier volontaire de la Muse est plus vraie ». Chacun d’eux offre quelque chose à l’autre, dans une confiance absolue qui rend leur dialogue de plus en plus ouvert et libre. Le lecteur s’approprie leur proximité, pense avec eux, reconsidère l’oeuvre de chacun.
Auster écrit que « les amitiés les meilleures et les plus durables sont fondées sur l’admiration », que nous sommes alors « en situation d’égalité absolue ». Coetzee, pour sa part, dit que « l’amitié est bel et bien ce qu’elle semble être. L’amitié est transparente ». Toutes sortes de sujets sont abordés dans un apparent désordre – le sport, l’amitié virile, les voyages, la presse, les conférences qu’ils donnent, les salons, Samuel Beckett, la politique, le cinéma, leurs lectures, la mémoire, la nourriture… – pour finalement constituer deux visions du monde, de soi, de ce qui compte vraiment.
Le plus passionnant demeure ce qu’ils se confient de leurs écritures respectives, de la façon dont ils conçoivent la littérature, des relations qu’ils nouent par elle. Au premier chef, c’est de leur langue commune (et pourtant différente) qu’ils débattent. Coetzee, à cette occasion, définit, de manière plus condensée que dans ses romans (en particulier son cycle autobiographique), la manière de séparation qu’elle provoque, puisque : « La langue est toujours celle de l’autre. S’aventurer dans la langue est toujours un franchissement de limites interdites » ; « c’est pourquoi je dis qu’il est possible d’avoir une première langue sans pour autant s’y sentir à l’aise : c’est, pour ainsi dire, une langue première mais pas une langue maternelle ». Coetzee s’emploie à éclairer cette « distance sceptique croissante » qu’il entretient avec la langue qu’il utilise, ce qu’il y a de compliqué à ne jamais y être complètement établi (ce n’est pas un hasard si Beckett occupe une si grande place dans ce livre !). En regard, Auster semble inquiet de ce que l’espace de la fiction se réduit – et n’est-ce pas là l’un des sujets de son oeuvre depuis sa Trilogie new-yorkaise jusqu’à son récent Invisible ? –, de ce que « les Américains semblent avoir perdu contact avec l’essence même de la fiction – c’est-à-dire qu’ils ont perdu la capacité à comprendre l’imagination – et il leur semble de fait difficile de croire qu’un romancier puisse “inventer des choses” ». À partir de ce constat (que Coetzee nuance en permanence), il réaffirme le besoin impérieux de poursuivre cette entreprise fictionnelle, de croire en ses vertus.
De là procèdent, semble-t-il, malgré les convergences qui se font jour tout au long d’échanges de plus en plus touchants, deux manières distinctes de penser le texte. Auster explique dans une belle lettre (22 octobre 2010) que les « espaces existants dans [s]es romans sont totalement concrets », qu’il sait où se trouve le canapé dans la pièce où se déroule l’action, qu’il s’invente tous les détails du lieu pour se permettre de « croire – ou de se faire croire – que les choses qui sont écrites se produisent réellement ». À cette démarche totalisante, Coetzee apporte une réponse qui, derrière son humour, renseigne sur la dimension abstraite et les dispositifs narratifs très complexes qui caractérisent ses livres de façon de plus en plus nette (depuis Elizabeth Costello et Journal d’une année noire) : « Tu me dis que tu sais exactement où se trouve le canapé fictif dans ta pièce fictive, même si personne dans ton livre ne va s’asseoir dessus ou même lui jeter un regard. Je pense que je suis sans doute moins minutieux. La pièce où se déroule mon action fictive est un lieu plutôt nu, un cube en fait ; je n’y importe un canapé que s’il s’avère qu’on en aura besoin (si quelqu’un va s’asseoir dessus ou le regarder), et ensuite le buffet avec les couverts dans le tiroir du haut, à gauche, sans quoi nous n’aurions pas le couteau avec lequel l’héroïne va beurrer son toast. »
À travers ces lettres, dans leur diversité et ce qu’elles révèlent ou confirment de chacun de ces deux écrivains, on comprend l'ascèse qui accompagne ce travail incessant de la langue, pour une relation différente au monde. On partage leur « bienveillance » énergique comme leurs appétits de lectures et d'autres mets bien choisis.
Hugo Pradelle
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