« J’ai longtemps laissé croire que ma mère était encore en vie », confie l’écrivain dès l’ouverture d’un récit qui semble hanté par « le souvenir immarcescible » d’une génitrice rebelle qui avait choisi « de vivre telle une femme de nulle part dans le bourdonnement de la ville », dissimulée derrière un « masque de sérénité » et s’obstinait à lui « escamoter sa fragilité ». Du silence qui entoure sa disparition, de la mort d’un beau-père grandement aimé, de l’obstination de l’écrivain à conserver la fiction d’une existence impossible, d’un mensonge en somme, provient l’impérieuse nécessité du retour, du ressaisissement de ce qui conforme l’individu, de ce qui le porte et le retient, des êtres et des lieux qui ne cessent de l’accompagner dans sa vie d’homme.
Ses Lumières de Pointe-Noire sont ainsi une recouvrance, l’aventure d’un retour « au bercail », mais aussi l’exploration d’un déni farouche, de son dépassement, sonnant l’heure d’une réconciliation avec soi-même. À plus de quarante ans, Alain Mabanckou décide de « descendre au pays », de retrouver la tortueuse et chamarrée Pointe-Noire qui l’a vu grandir entre deux familles, au plus près d’une mère qui s’obstine à acquérir sa parcelle et défend énergiquement sa place au grand marché de la ville. « Remettant les pieds sur les lieux » qui l’ont construit, regagnant quelque chose sur son passé, il convoque, au gré d’un séjour organisé par les autorités françaises et de retrouvailles avec une famille nombreuse et bavarde, ses souvenirs de garçonnet « pestiféré », unique rejeton d’une seconde épouse sur qui pèse une malédiction sournoise, d’un foyer différent sur lequel planent l’illégitimité et le secret, ses premiers pas d’écolier, son éveil à la sensualité, les gestes de tous les jours, les croyances magiques qui ponctuaient sa vie (l’épisode de l’épouvantail est une grande réussite)… Bref, toutes ces minuscules aventures qui émaillent toutes les enfances.
Le livre reprend ainsi toute la matière de Demain j’aurai vingt ans (jusqu’aux titres des chapitres qui sont, là encore, ceux de films, repris avec beaucoup de sensibilité), lui empruntant la majeure partie de ses péripéties tonitruantes et de sa singulière disproportion, passant par les mêmes sentes teintées de nostalgie, nous faisant reconnaître au hasard des rencontres quelques-uns des personnages des romans de Mabanckou, pour nous dire le caractère essentiel de la mémoire, l’importance des gestes qui la portent, de la langue qui la soutient, de ce qui touche à l’os de la vie, à ses vérités premières que nous cherchons sans cesse. C’est le même récit de la même enfance et pourtant rien n’y est pareil puisque s’y ajoute le présent, l’écart qu’il induit, les formes mêmes de la remémoration qu’il configure. Tout dans ce récit ressortit au décalage, aux écarts que le temps et la géographie ont élargis, à la dissemblance fondatrice entre le souvenir et la réalité, entre ce que nous étions et ce que nous sommes devenus, au malaise qui en procède.
Car, par-delà sa légèreté de ton et l’étrange fluidité de sa forme, le récit de Mabanckou suinte d’angoisses dissimulées, de peurs fondatrices qui peinent à s’exorciser et d’un sentiment épais d’abandon et de déni. Son retour au Congo n’obéit pas à un sentiment de nostalgie bêtasse mais s’essaie à circonvenir un deuil impossible, à accepter quelque chose qui échappe et qu’il ne veut pas reconnaître complètement. Dépassant le simple récit d’enfance, Lumières de Pointe-Noire ordonne une réparation symbolique singulière, comme si l’écart seul rendait possible une réconciliation avec les origines et les fantômes qui s’y entrecroisent sans fin. Mabanckou affronte énergiquement son passé, contemplant les réalités de la société congolaise et les maux endémiques qui l’accablent, y reconnaissant quelque chose d’un rapport au beau et à la vérité qui confère à son texte une tonalité presque indescriptible. En revenant, il prend congé, se confronte à lui-même par-delà le temps passé, perdu, s’essayant à se comprendre mieux dans le creux du manque fondateur, du grand vide qui précède, concevant son livre comme une reconnaissance du reniement.
Entre ces pages, dans la confrontation entre des temporalités diverses – que viennent renforcer des photographies qui prêtent à de multiples interprétations –, se lisent un aveu fondateur et une peur primordiale. Tout y est envisagé selon le mode de la tension. Sous les dehors légers d’une faconde libératoire se jouent les paradoxes d’un homme, ses troubles envahissants, ses manques essentiels. Tout le livre ne fait que dire l’écart qui ne peut se combler entre deux temps de la vie, deux réalités opposées, deux rapports au monde divergents et presque antinomiques qu’il faut finalement accepter. Mabanckou avoue la douleur de la confrontation entre l’univers originel et celui dans lequel il vit désormais, « l’autre monde », qui ne peut coïncider avec le premier. Son livre ne fait qu’essayer, par le biais d’une langue apurée qui renonce à ses chamarrures habituelles, d’ordonner ce lien qui les unit, sa conscience écartelée, de comprendre l’écart où il se doit de survivre et de trouver une voie nécessairement singulière. C’est un ouvrage pivot, équilibré, qui semble ouvrir le champ à des œuvres renouvelées, débarrassées de quelque chose – d’un ton uniforme, d’habitudes et de clichés –, tout en répondant à l’admonestation impérative et lucide de sa mère : « Deviens celui que tu voudras devenir et garde ceci en mémoire : l’eau chaude n’oublie jamais qu’elle a été froide. »
- Paru en 2010 et repris en « Folio », voir QL n° 1021.
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