En toute logique la romancière localise ses récits en Toscane, sa province natale, mais la mutation concerne une grande partie de l’Europe et entraîne d’importantes conséquences sociétales. L’une de celles qui n’est pas toujours mise en évidence est la répercussion des réformes agraires sur la noblesse terrienne. Depuis des siècles, et jusqu’à l’immédiat après-guerre celle-ci, exerçant à l’occasion des fonctions militaires ou ecclésiastiques, vivait essentiellement de fermages et de redevances en nature. C’était le cas du couple qu’Anna Pignatelli met en scène dans Le Dernier Fief.
Emma et Ugo, ruinés par l’importante diminution de ces apports, sont obligés de vendre le château ancestral et de se replier, avec quelques domestiques, dans la forteresse délabrée de Roccadipietra, proche d’Accona. Plus de réceptions, plus de contacts avec leurs pairs. Vaincus d’avance ils abordent cette régression avec une incroyable nonchalance et semblent fuir dans le sommeil, complétant de très longues nuits par d’interminables siestes. Leurs rapports avec métayers et fermiers sont assez cordiaux, mais la livraison des produits de la terre et le versement des baux diminuent de jour en jour. Seul Giulio, le frère d’Emma, semblant voir d’où vient le vent, envisage de préparer un doctorat et se rapproche de la bourgeoisie fortunée.
Pietro, jeune garçon de seize ans, le personnage le plus attachant du roman, souffre de l’isolement dans lequel il vit. Rejeté par les paysans de son âge, négligé par ses parents, il ne trouve le bonheur qu’au sein de la nature. Il se pose évidemment quelques questions sur son avenir. Abdiquera-t-il comme son père, ou se reconvertira-t-il comme son oncle ? La fin du roman laisse penser qu’il restera à Pietradipierra, non par paresse ou manque d’ambition mais parce qu’il est profondément attaché à la terre où il a grandi. « Pietro appuya le front contre le verre froid de la fenêtre. À présent qu’on ne distinguait plus l’horizon, partir lui parut une entreprise irréalisable. Les arbustes touffus, les buissons épineux, la solitude de ce lieu d’une beauté absolue avaient planté en lui des racines tenaces. (…) Au fond, conclut-il, il serait moins seul ici, à Accona, que partout ailleurs dans le monde. » Et c’est là le point commun entre les trois romans : la terre ancestrale, que ce soit celle des aristocrates ou celle du paysan, est tellement importante dans la constitution de l’individu qu’elle mérite bien des sacrifices.
C’est un autre genre de sacrifice que va réaliser le sympathique jeune couple des Grands Enfants. De vrais grands enfants, en effet, que Pia Maria et Fabio. « Nous étions nés par hasard, personne ne nous avait arrosés, et nous ne grandissions pas parce que personne ne se souciait de nous. Pourquoi grandir ? » De famille bourgeoise pas très fortunée, ils ont la trentaine et font traîner leurs études en longueur. Fabio passe pour la troisième fois un concours pour entrer dans l’administration, Pia Maria envisage mollement de chercher un travail : « ne rien faire était pour moi la vraie vie ». Un peu « soixante-huitards » ils refusent l’idée d’avoir des enfants et sont en fin de compte heureux de faire alterner quelques beuveries avec les saines joies que leur offre la mer et la campagne.
Le récit commence au moment où ils se rendent dans une île « paradisiaque » – qui peut être l’île d’Elbe, la Corse, ou une île purement imaginaire – où ils possèdent une vieille maison délabrée, faisant tache au milieu des somptueuses demeures des « rupins ». Peu après l’arrivée de cette noblesse d’argent les belles oliveraies et les champs de citronniers ont fait place aux piscines, aux immenses villas surveillées par des gardiens armés, et aux restaurants chic, dans le port les barques de pêche trouvent difficilement de la place entre les yachts. Fabio et Pia arrivent donc dans cette île, en compagnie de deux jeunes Américains, et leur séjour, dans l’ancienne belle maison puant désormais le moisi et fréquentée par les rats, sera plein d’aventures tragiques et comiques, racontées avec beaucoup d’humour et de fraîcheur. Le regard critique dirigé sur la noblesse terrienne dans le roman précédent se fixe cette fois sur les nouveaux riches, et le seul véritable ami des quatre joyeux lurons sera le vieux paysan, conteur inépuisable, pétri de traditions, qui ne quittera jamais, fût-il le seul à y rester, la terre où il est né. Malgré son manque de moyens le jeune couple résistera aux offres et aux menaces de ceux qui guignent leur terrain et gardera la vieille maison : seul point fixe dans leur univers incertain.
Le troisième roman Noir toscan, nous offre une belle figure de paysan, vivant de la terre et l’aimant profondément. Comme son surnom l’indique « Noir » vient du sud de l’Italie. Il s’installe en Toscane et devient propriétaire de sa petite ferme. Deux raisons qui empêcheront son intégration parmi les paysans locaux, tous toscans, tous fermiers ou métayers. Une intégration que Noir ne recherche pas : « S’ils avaient tenu bon, ils auraient pu, eux aussi, comme lui, arracher un jour la terre aux mains incapables des propriétaires. Mais eux, ils n’avaient pas su se battre pour mériter ce privilège, ils se contentaient de l’envier. » Sa femme est « morte d’ennui», son unique fils, parti à la ville, a pratiquement oublié son père. Seul un adolescent vient de temps en temps lui donner un coup de main pour les travaux des champs, une femme un peu légère lui rend quelques visites, mais Noir refuse d’en faire sa compagne pour garder sa liberté. En fait il n’est pas malheureux car toutes ses joies lui viennent de la nature, de l’observation des plantes, de la vision d’un coucher de soleil, de la fréquentation des animaux domestiques et sauvages. C’est d’ailleurs en protégeant une jeune louve blessée qu’il s’aliènera définitivement les villageois. Il mourra seul, la jambe broyée dans un piège officiellement destiné à son amie la louve. On ne lui pardonne pas d’avoir préféré la compagnie des animaux à celle des hommes.
Une histoire brève, sans grandes péripéties, racontée avec des mots simples (bien rendus parle traducteur), qui vient compléter de façon parfaite les deux précédents romans. Sans prêcher un retour massif à la terre, où la mécanisation a fortement diminué le besoin de main d’œuvre, la romancière souhaite du moins que les campagnes ne soient ni désertées ni défigurées. Un vœu exprimé d’une voix qu’Antonio Tabucchi qualifie de « lyrique, mordante et désolée ».
Monique Baccelli
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)