Mais voici en vis-à-vis les actes auxquels se livrent les survivants du peloton de l’Armée Royale Piémontaise, qui traquent les paysans censés protéger les rebelles : « Trois fillettes de quatorze ans environ étaient blotties près de la fenêtre ; elles étaient pieds nus, sales et portaient des vêtements déchirés (…) elles n’eurent même pas le temps de crier ni de bouger. La rafale tirée par le sergent Ronchi atteignit l’une à la tête, l’autre au cou. La première fut clouée au mur par les projectiles, l’autre, projetée contre la fenêtre tomba sur le matelas (…). Le sergent vit une ombre accroupie dans la cage du clocher. Il chargea son fusil et tira. Un enfant qui ne devait pas avoir plus de sept ans fut projeté contre la cloche (…). Ronchi poussa un hurlement triomphal, puis descendit de la terrasse. » La cruauté et la sauvagerie sont équitablement réparties dans les deux camps. On vole, viole, massacre avec des justifications opposées, que l’auteur tente de préciser et de démêler avec une réelle objectivité.
Les affrontements proprement dits ont lieu au cours de l’hiver, très rigoureux, de 1863 dans la région montagneuse de la Calabre. L’unité de l’Italie est récente et fragile, car la rivalité Nord-Sud est loin d’être apaisée et la misère paysanne est inchangée. Les représentants les moins recommandables des anciennes troupes garibaldiennes, de l’armée bourbonienne dissoute et quelques rescapés des guerres napoléoniennes se rassemblent pour former des bandes hétéroclites, mais qui ont pour elles, comme dans toute guérilla, l’avantage de connaître parfaitement le terrain, et de trouver de l’aide, précisément, chez les paysans mécontents. Ils vivent de rapine, tuent des troupeaux entiers, emportent tonneaux, jarres et fromages, pour vivre beaucoup plus largement que les villageois pillés. À leur tête Evangelista Boccadoro, (bouche d’or, non en raison de son éloquence mais de la matière de ses dents), beau, charismatique, plein de haine, dont on n’apprendra que vers la fin du livre pour quelles raisons, de régisseur qu’il était il est devenu « général » des brigands. Avec quelques « seconds », un peu plus éclairés, et le ramassis militaire évoqué ci-dessus ils se sont retranchés dans un village en ruine perché sur une hauteur inaccessible.
En face : le peloton du commandant Albertis, type de l’officier discipliné qui ne se pose pas trop de questions, Ranieri aristocrate idéaliste se destinant à la prêtrise, le major Gaetani qui, tout en soignant avec dévouement les nombreux blessés, tente de vérifier les théories de Lombroso, alors très en vogue. Puis les simples soldats… et les chevaux. Les chevaux, car toute la sensibilité de ces tueurs de plein droit semble se reporter sur ces « parfaites machines de guerre » qui, disent-ils, aiment le combat. La bonne entente règne dans le petit groupe et chaque mort sera douloureusement ressentie.
Le peloton part donc dans les montagnes à la recherche, sans plus d’indications, de la bande de Boccadoro. Au bout de quelques jours, les hommes dormant dans une bergerie sont attaqués et décimés, les jeunes Antonio et Angelica Pietramala et leur institutrice, qu’ils protègent depuis qu’ils ont échappé au massacre, sont enlevés. Les premières phrases citées auront donné la tonalité, plus que réaliste du récit. En effet, l’auteur décrit avec une incroyable crudité, blessures, maladies, viols et cadavres. Il faut dire que dans cet épisode peu glorieux de l’histoire italienne il ne s’agit pas d’une guerre moderne, plus ou moins abstraite, où canons et avions donnent indirectement la mort, ce sont de véritables corps à corps, des duels médiévaux où l’on regarde l’autre dans les yeux avant de lui plonger son épée dans la gorge. Peut-être l’auteur a-t-il voulu, en décrivant sans ménagements l’acte meurtrier autorisé, montrer, dénoncer plutôt, ce qu’est vraiment la guerre. « Tous les hommes, plus d’une fois dans leur vie, éprouvent le désir de tuer. Eh bien, à la guerre ce désir devient légitime. Tuer devient banal, une habitude comme une autre. »
Ces visions de combat, parfois insoutenables, sont en quelque sorte doublées par celles de la terrible misère des paysans calabrais, privés de leurs terres au profit des riches propriétaires, sans que le tout nouveau gouvernement ne s’en mêle : « les enfants étaient tous pâles, sous-alimentés et rachitiques, avec de grands yeux tristes et le paludisme niché dans leur ventre gonflé, tendu comme un tambour au-dessus de leurs jambes tordues ».
Mais comme pour compenser toute cette noirceur l’auteur répartit habilement de petits tableaux, très colorés : « Les berges étaient rougies par la boue, et sur les pierres saillantes on voyait deux grosses touffes de mousse peignées par le vent. Un héron bleu vacillait sur ses longues pattes, en équilibre entre les touffes d’herbes, les narcisses et les jonquilles », ou alors il s’étend sur les us et coutumes des Calabrais, décrit leurs fêtes, souligne l’importance qu’ils accordent à la religion. Ce qui n’exclut pas la croyance aux loups-garous, aux sorciers, et au mauvais œil. Il s’attarde longuement, étant bien documenté, sur les habillements de l’époque et décrit avec autant de minutie la robe des villageoises que la putréfaction d’un cadavre. Pour la fête de l’Immaculée Conception : « les femmes mirent les chemisettes boutonnées, les corsages rouges ornés de rubans et de dentelles, les jupes en drap bleu, longues jusqu’aux chevilles, avec par-dessus un tablier pourvu de deux poches latérales ». Tout cela ne faisant pas oublier la guerre sans merci que se livrent bandits et Piémontais, et dont le lecteur ne découvrira les vainqueurs que dans les dernières pages du livre.
Un roman historique que l’on pourrait qualifier d’« expressionniste », en raison de la dureté du trait. Bien écrit, bien construit, il ébranle mais n’ennuie jamais. Il a en outre le mérite, en remontant à l’origine des « problèmes » du sud de l’Italie, d’éclairer une question, sans doute moins brûlante aujourd’hui, mais pas réellement résolue.
Monique Baccelli
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