Ce qu’il cherche, depuis les premiers textes, c’est à exprimer la transparence, la mélodie d’un lieu, et sa menace aussi, un lieu qui n’est jamais dans une cité, toujours à la campagne, des arbres dans les champs, une meule, des maisons, des collines, l’herbe, la brume, une tranquillité, une immobilité qu’il se refuse à perturber par un style trop riche.
Son exigence, à ce sujet, paraît ancienne, on la découvre dans ses premiers poèmes et dans des textes plus récents : « Je pensais à la fraîcheur des torrents que j’avais toujours aimés (cette foudre d’eau dans les rocs) mais c’est alors l’extrême immobilité du paysage que je troublais de trop de turbulence. »
Dans L’encre serait de l’ombre, Philippe Jaccottet ne s’est pas contenté de faire se succéder des textes, chronologiquement, il a construit un nouveau livre à partir des anciens, où la prose des Carnets (La Semaison) achève les cinq premières parties, tandis que la dernière et sixième partie se conclut elle aussi par de la prose, mais autre.
L’œuvre de Jaccottet, pour la plus grande part publiée chez Gallimard, est abondante. Comme on n’a pas tout lu, on se souvient, avec une force d’autant plus grande, d’un livre parmi d’autres, grâce auquel on a pu pénétrer dans le monde qu’il décrit avec une fervente fidélité. Il s’agit d’À travers un verger, paru en 1984, une promenade, « vers ces éclaircies qui semblent d’abord désigner un autre monde ». Nous avions tenté, pour un colloque californien, de décrypter, à son sujet, la grâce intemporelle d’une avancée ou d’un parcours, non seulement à l’intérieur d’un paysage, mais aussi, à la quête d’un secret, pas tout à fait élucidé quand le texte s’achève… L’étude s’en est perdue, et, malheureusement, sans que Jaccottet en ait eu connaissance. Peut-être l’aurait-il aimée.
Si nous évoquons ce livre antérieur, c’est parce que, après presque trente ans, il apparaît dans notre souvenir comme un écrit parfait dans sa simplicité et sa désolation mêlée :
… moi, future loque, avant de basculer dans la terreur ou l’abrutissement, j’aurai écrit que mes yeux ont vu quelque chose qui, un instant, les a niés…
À notre étonnement et sauf erreur de notre part, ce texte ne figure pas dans le présent volume. Pour quelle raison ? Peut-être parce que Jaccottet l’a voulu en retrait, éclairant tout le reste de sa lumière blanche, sa lumière à la fois de ce monde et d’un autre. La démarche, en effet, dans chaque texte, nous semble-t-il, est identique : l’auteur décrit un lieu qui le transporte, par sa beauté, dont la beauté n’écrase pas car elle provient d’éléments simples, une brume, par exemple, et il cherche à atteindre ce que le lieu dérobe ou ce à quoi il permet d’accéder, par le moyen d’outils à leur tour simples, d’images rabotées jusqu’à la nudité :
Les plantes murmurent sans cesse de la lumière. Il faudrait trouver ce que dirait Dieu, ou du moins une joie suprême, l’obstacle, l’écran qui les révélerait.
C’est d’une grande beauté, atteinte « avec des mots plus pauvres et plus justes, si je puis », par le poète qui s’apostrophe ainsi :
Je t’arracherai bien la langue, quelquefois, sentencieux phraseur… tu n’es déjà plus qu’égout baveux.
On aimerait qu’il se désigne avec une méchanceté moins grande, qu’il se ménage un peu, qu’il ait pour lui quelque indulgence, lui qui nous parle comme un ami, « oui, oui, c’est vrai, j’ai vu la mort au travail », malgré le découragement et la méfiance vis-à-vis de ses mots :
De nouveau je m’égare en eux
de nouveau ils font écran, je n’en ai plus
le juste usage
quand toujours plus loin
se dérobe le reste inconnu, la clef dorée
et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux.
Jaccottet nous engage à la lecture et au dialogue, il nous prend à témoin de sa recherche de l’image la meilleure, celle qu’il ne trouve pas, ne trouvera jamais, dit-il :
parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu’on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n’avons qu’une langue d’hommes.
Extraits de Beauregard, autrefois publié à la suite d’À travers un verger, citons encore ces vers si beaux, qui rappellent l’art des Japonais en matière de poèmes, de jardins, auquel d’ailleurs ils se réfèrent :
Sans doute faut-il plutôt penser à des ondes, à la vibration d’une voix à l’intérieur d’un chant… on aurait fait apparaître un chant à la surface de ce sol qui nous porte et nous recevra ; une fois que c’est achevé, comme devant une surface de neige fraîche, on hésite à y marquer son pas.
J’ai fait de ma tombe une chevelure, un lac sombre ou un chant à bouche fermée.
Marie Etienne
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