Velimir Mladenović : Dans la présentation de l’Album Romain Gary, vous observez que l’œuvre de cet écrivain n’est jamais tout à fait devenue un classique. Bien qu’étant l’un des écrivains les plus lus, il reste marginal dans la littérature française. Comment expliquez-vous cela ?
Maxime Decout : Il me semble d’abord qu’il s’agit d’une chance pour Gary qui a toujours cultivé sa dissidence et refusé de rentrer dans le rang. Ses textes se caractérisent par une évidente désinvolture et une fin de non-recevoir aux canons du genre romanesque. Si l’on suit le fil de ses œuvres, on observe que leur réception a connu des aléas importants. Son premier roman, Éducation européenne, est un succès. Le jeune écrivain-aviateur est salué par le public, la presse et quelques intellectuels. Mais dès Tulipe, son deuxième roman, les choses se gâtent : le texte est délibérément provocateur, s’en prenant à toutes les formes de victimisation et aux figures de l’homme engagé qui commencent à s’imposer dans l’après-guerre. À partir de là, Gary va connaître une sorte de double réception : ses livres seront accueillis favorablement par le public anglo-saxon et bien moins appréciés des lecteurs français. Il faut attendre le prix Goncourt, en 1956, avec Les Racines du ciel, pour que Gary s’impose auprès du public français. Mais la presse est divisée. On lui reproche d’écrire un mauvais français, souvent en raison de ses origines étrangères. L’affaire Ajar est certainement l’observatoire le plus singulier de ce phénomène : à partir de 1974, Gary continue à publier sous son nom, parallèlement au succès grandissant d’Ajar. Alors que la presse perçoit Gary comme un écrivain de l’ancienne génération, on célèbre le jeune Ajar comme un auteur avant-gardiste. La situation est évidemment chargée d’ironie tant elle met en question nos facultés d'identifier la voix d’un écrivain mais elle est aussi très révélatrice du conditionnement de notre lecture par la représentation que nous nous faisons de la figure d’un auteur. Du côté des intellectuels français, le manque de reconnaissance de Gary s’explique aussi par d’autres raisons. Son appartenance revendiquée au gaullisme, fût-il un gaullisme métaphysique, a joué contre lui. Dans l’après-guerre, le champ littéraire est dominé par un engagement à gauche, voire à l’extrême gauche. Seuls des écrivains de l’ancienne génération, comme Malraux, peuvent encore se réclamer du gaullisme. Et Gary, qui n’en est jamais à une provocation près, n’aura pas peur, en 1965, de tirer à vue sur le panthéon littéraire dans Pour Sganarelle, où il brocarde les deux figures majeures de la scène intellectuelle, Sartre et Robbe-Grillet. Il faudra d’ailleurs attendre assez longtemps pour que Gary soit reconnu dans le milieu universitaire, grâce aux travaux pionniers de Pierre Bayard (Il était deux fois Romain Gary en 1990) puis Paul Audi (La Fin de l’impossible en 2005 et Je me suis toujours été un autre en 2007). Aujourd’hui, plusieurs chercheurs, comme Jean-François Hangouët ou Julien Roumette, continuent à maintenir vive la présence de Gary dans notre pensée de la littérature. C’est aussi grâce à leurs travaux que l’écrivain vient de faire son entrée remarquée dans « La Pléiade ».
VM : Dans l’Album vous évoquez les deux noms de Romain Gary. Est-ce que la publication dans « La Pléiade » marque une réconciliation de l'écrivain avec lui-même, entre pseudonymes et écrits dissimulés ?
MD : Une réconciliation ? Je ne sais trop. Parce que je ne suis pas sûr qu’il y ait ni divorce entre les différents Gary, ni commune mesure. En réalité, Gary est l’homme de plusieurs œuvres et il n’existe pas un Romain Gary. Né Roman Kacew, pendant l’affaire Ajar, c’est aussi l’écriture de Gary qui mute. Celui-ci publie Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable et Clair de femme, récits miniatures et crépusculaires où l’humour se raréfie, où l’angoisse du vieillissement s’accroît. Tout se passe comme si l’énergie comique de Gary se transférait chez Ajar, accentuant le contraste entre les deux écrivains. Il faut attendre Les Cerfs-volants, l’ultime roman publié sous le nom de Gary, pour retrouver la veine lumineuse et optimiste dans laquelle l’œuvre était née, celle d’Éducation européenne. On voit donc bien que l’affaire Ajar est encore plus complexe qu’il n’y paraît puisqu'il est possible d’y diagnostiquer deux mues (si ce n’est plus), celle de Gary et celle d’Ajar.
VM : Comment cette édition critique va-t-elle changer notre perception de l’écrivain ?
MD : Cette édition marque une étape importante dans la réception de Gary, c’est évident. Elle participe d’un regain d’intérêt pour son œuvre et vient confirmer sa reconnaissance dans le patrimoine littéraire français. Elle permet aux lecteurs, grâce à la préface, aux notices et aux nombreuses notes, de mieux percevoir les enjeux de la réflexion littéraire et existentielle qui soutient ses textes. Son intérêt est bien, à mon sens, de mettre en lumière la complexité de ses œuvres qui, en raison de l’image d’écrivain populaire qui est associée à Gary, risque de passer inaperçue.
[Maxime Decout est un universitaire et essayiste français, professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université de Lille, spécialiste de l’œuvre de Romain Gary. Dernier livre paru : Album Pléiade Romain Gary, 2019.]
Velimir Mladenović
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