Si l’éditeur engagé est une figure qui remonte à la naissance de la profession au début du XIXe siècle, peu de ses représentants ont été des intellectuels publiant leurs propres réflexions et analyses critiques de la société. André Schiffrin, qui vient de mourir à l’âge de soixante-dix-huit ans, a incarné cette figure avec brio et majesté. Un des principaux importateurs de la culture française aux États-Unis depuis les années 1960, il tirait de sa « schizophrénie » identitaire d’émigré un regard critique acerbe sur les deux sociétés.
De cette « schizophrénie », l’enfant juif exilé à New York en 1941 n’allait prendre conscience que bien plus tard. Son père, Jacques Schiffrin, n’en était pas à sa première émigration. Parti de Russie en Suisse avant la Première Guerre mondiale pour faire ses études de droit, il s’est installé au début des années 1920 à Paris, où il a fondé les éditions de la Pléiade. Il y publie des classiques russes qu’il traduit avec des amis. C’est pour l’aider à traduire La Dame de Pique de Pouchkine qu’il fait appel à André Gide, qui deviendra un de ses amis les plus fidèles. Gide l’introduit chez Gallimard, où il est embauché pour s’occuper de la « Bibliothèque de la Pléiade » après le rachat de son fonds par la maison en 1933. André Schiffrin naît deux ans plus tard. Il a tout juste cinq ans quand les Allemands entrent dans Paris. À l’automne 1940, son père reçoit une lettre de licenciement de la maison Gallimard. Une des conditions posées par les Allemands en vue de la réouverture de la maison est l’éviction des employés d’origine juive. Commence alors un long périple, d’abord vers le sud de la France, puis, grâce à la filière mise en place par Varian Fry, vers les États-Unis, où Jacques Schiffrin entreprend d’éditer des écrivains de l’opposition, Aragon, Gide, Maritain, Saint-Exupéry, Vercors, avant de s’associer avec Kurt Wolff, l’éditeur de Kafka, qui avait fondé Pantheon Books.
Devenu américain, le jeune André Schiffrin grandit dans le milieu des intellectuels européens exilés à New York, parmi lesquels Hannah Arendt. Passionné par la politique dès l’âge de treize ans, il ne réalise pas que son soutien au candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1948, Henry Wallace, vient de sa lecture de Léon Blum, comme il le raconte dans ses mémoires (Allers-retours, 2007), témoignage capital sur la vie politique américaine. Le voyage qu’il fait à Paris cette année-là lui permet de renouer avec la culture française : il découvre alors le TNP, voit la première de Pasiphaé de Gide à Avignon, dans la cour d’honneur du Palais des Papes, sillonne Nice avec Roger Martin du Gard, autre ami de son père. L’émigration n’a pas préservé le jeune André de l’antisémitisme, dont il fait l’amère expérience à l’école, où il subit les coups de ses camarades, puis à l’université de Yale, où les étudiants d’origine juive n’étaient acceptés que dans la limite du quota de 10,1 %. Conséquence du maccarthysme, à Yale les enseignements sont dépourvus d’esprit critique. André Schiffrin milite de façon très active à la Student League for Industrial Democracy. À l’issue de sa licence, il obtient une bourse pour Cambridge, où il découvre les Cultural Studies et l’ancêtre de la New Left Review. Il y rencontre, entre autres, Eric Hobsbawm, dont il publiera des ouvrages par la suite, et Amartya Sen. De retour aux États-Unis en 1959, il entreprend un doctorat à Columbia tout en travaillant à la New American Library.
En 1961, il se voit offrir un poste éditorial chez Pantheon Books, la maison de son père, entretemps rachetée par Random House. Considérant les livres comme des « substituts de bulletins de vote », il y publie des « antimanuels » rédigés par des dissidents, qui ont beaucoup de succès auprès des étudiants, des livres d’antipsychiatrie, des ouvrages de E. P. Thompson, Chomsky, Studs Terkel et des traductions de Foucault (Histoire de la folie), Sartre, Beauvoir, Duras, Duby. Engagé contre la guerre du Vietnam, il a créé en 1968, avec des confrères, l’organisation « Publishers for Peace ». Cependant, Pantheon est bientôt victime des processus de rationalisation et de concentration qui marquent l’ère néolibérale. À la fin des années 1980, Samuel Irving Newhouse, qui a racheté Random House en 1980, place à la tête du groupe un banquier conservateur, Alberto Vitale, lequel goûte peu le catalogue progressiste de la maison. Qui est Claude Simon, demande-t-il ? En 1990, Pantheon est déclarée non rentable par le conglomérat, ce qui suscite une vaste manifestation pour sa sauvegarde. La démission collective de nombre d’éditeurs, dont André Schiffrin, est une première dans cet univers.
Schiffrin décide alors de se lancer dans une nouvelle expérience éditoriale en fondant The New Press, maison à but non lucratif, qui publie des essais politiques et des travaux de recherche critiques à destination d’un public dépassant le monde académique. Visant à incarner la « diversité », elle réunit, de façon atypique dans l’édition états-unienne, une équipe multiethnique – une des grandes fiertés de son fondateur – et fait des publications ciblées en direction des minorités. André Schiffrin prend alors aussi la plume pour dénoncer l’emprise croissante des logiques commerciales sur la production des livres et la « censure par le marché ». Son livre L’Édition sans éditeurs, paru en 1999, a un grand retentissement en France, à un moment où le processus de fusions-acquisitions s’intensifie. À travers l’expérience de Pantheon, il analyse les mécanismes et les conséquences de ce processus de rationalisation. Suite du premier, Le Contrôle de la parole offre, en 2005, une radiographie des transformations survenues depuis la fin des années 1990 en France (avec l’affaire Vivendi et le rachat du Seuil par La Martinière), en Angleterre et aux États-Unis. L’Argent et les Mots, publié en 2010, propose une réflexion sur les effets des évolutions technologiques sur le cinéma, le livre et la presse. Et il préparait logiquement un livre sur Amazon, dont sa mort nous prive à jamais.
Éditeur exemplaire, qui a servi de modèle à toute une jeune génération, intellectuel critique à la plume acérée, orateur qui subjuguait son auditoire par la clarté d’un raisonnement implacable, André Schiffrin nous laisse un témoignage impitoyable sur nos sociétés et l’image d’une haute exigence intellectuelle au service de l’autonomie de la pensée.
Gisèle Sapiro
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)