Ce cours vient de paraître dans une très belle édition annotée et illustrée de reproductions d’œuvres d’art que Bourdieu commente. Il est suivi du manuscrit inédit d’un ouvrage inachevé sur Manet de Pierre et Marie-Claire Bourdieu, dont la confrontation avec le cours nous fait pénétrer dans l’atelier du sociologue. Et mis en perspective par Christophe Charle et par Pascale Casanova, qui y décèle un travail d’autoanalyse.
Pour comprendre cette révolution symbolique, il faut d’abord nous départir de nos catégories de perception esthétiques, qui en sont le fruit, et reconstituer l’univers mental de l’académisme érigé en système. Il faut « débanaliser » les effets produits par cette révolution, nous « défamiliariser » d’avec les présupposés de l’art moderne, qui vont aujourd’hui tellement de soi qu’on ne sait même plus qu’il a pu en être autrement. C’est la première difficulté de l’entreprise, que Bourdieu ne dissimule pas à son auditoire, au moment de s’engager dans une titanesque reconstitution du système des beaux-arts au XIXe siècle, de ses failles et de la crise qu’il traverse sous l’effet des transformations techniques et morphologiques, de la professionnalisation de la critique et de sa diversification, des dispositions de Manet et de ses capitaux, pour aboutir à une analyse des œuvres.
Orchestré par des maîtres qui cumulaient les positions d’enseignants à l’École des Beaux-Arts et de juges pour le prix de Rome et le Salon, le système académique fonctionnait comme un corps organisé autour de sa reproduction. Les carrières étaient balisées par le concours d’entrée à l’École, le bizutage, l’apprentissage en atelier, les prix, l’exposition au Salon, qui donnait accès au marché, et les commandes d’État pour les meilleurs. L’esthétique académique découlait de ce système : elle valorisait la maîtrise technique (la perspective, le modelé, le clairobscur), la lisibilité (ou le message), la référence à l’histoire (qui fondait la hiérarchie des genres), et le fini. Ce code esthétique, soutenu par un monopole étatique, Manet va le détruire. Comment ? C’est Mallarmé qui a le mieux décrit la subversion esthétique opérée par Manet. Il anoblit l’esquisse, dans laquelle les maîtres de l’académie ne voyaient qu’une première étape avant « l’invention », c’est-à-dire le travail de finition ; il travaille la toile dans sa bi-dimensionnalité - ce qui l’amène à rompre avec les lois de la perspective et avec le modelé ; il remet en cause la hiérarchie des objets, qui était indexée à leur hiérarchie sociale ; il privilégie la référence à l’histoire de l’art plutôt qu’à l’histoire tout court – ce qui le conduit, sinon à vider l’œuvre de toute signification, du moins à la rendre ambiguë au point de susciter perplexité et interprétations contradictoires, quand ce ne sont pas des rires moqueurs ou des grondements scandalisés.
Contre une vision héroïque et idéaliste de cette révolution, Bourdieu entend toutefois réinscrire l’esthétique de Manet dans une histoire sociale dont elle est le produit. Une histoire qui ne consiste nullement à réduire les enjeux esthétiques aux conditions socioéconomiques et politiques. En bon pédagogue qu’il est, Bourdieu commente longuement, dans le cours, les travaux des spécialistes qui ont porté au jour ces facteurs, des changements techniques comme l’invention du tube de couleur qui facilite la peinture en plein air à un moment où croît la demande de paysages, plus adaptés aux intérieurs bourgeois, jusqu’à la prolifération des sociétés d’artistes, qui tentaient de créer un marché parallèle à celui dont le Salon détenait le monopole, pour offrir une alternative aux exclus du système et aux refusés dudit Salon.
Bourdieu accorde une attention toute particulière au facteur morphologique : l’effet de nombre, l’accroissement de la population des artistes avec l’élargissement de l’accès à la scolarisation, même si la plupart d’entre eux étaient bien moins dotés en capital scolaire que les écrivains. Ce facteur ne fonctionne cependant en tant que tel que par rapport à un système d’exclusion, comme tout numerus clausus, et au ressentiment qu’il produit. C’est pourquoi, à l’instar des autres facteurs sociaux, il doit être analysé à travers les effets spécifiques qu’il produit dans l’univers étudié, ici celui de l’art, où il s’exprime notamment à travers l’humeur antiacadémique de ces exclus, qui donne naissance au style de vie bohème, laboratoire de l’invention de la vie artiste et lieu de contestation du système. L’émergence d’un champ de la critique, à l’intersection des mondes littéraire et artistique, en est une autre conséquence, qui permet la formation d’une contre-légitimité et donc la remise en cause du monopole académique. Tous ces facteurs rendent possible, sans la nécessiter, la révolution accomplie par Manet. Il n’est d’ailleurs pas le premier à remettre en cause l’esthétique académique : les romantiques (Delacroix), les réalistes (Courbet), les impressionnistes (notamment Monet, dont il était proche) ont tous contribué à cette révolution ; qu’est-ce qui fait que Manet a pu la conduire à son terme ?
À l’approche herméneutique traditionnelle Bourdieu entend substituer une « théorie dispositionnaliste de l’action ». L’histoire de l’art (ou de la littérature) est, en effet, le fruit de la rencontre entre un espace des possibles – ce qu’il appelle un champ – et une trajectoire singulière. L’analyse sociologique doit prendre en compte les dispositions de Manet (qui se manifestaient entre autres dans son élégance corporelle) ; les importantes ressources économiques, culturelles et sociales que détenait ce fils de magistrat, qui a dévié de la carrière à laquelle sa famille ledestinait pour devenir peintre ; sa formation au sein du système académique, sa grande culture picturale, la liberté que lui conférait sa situation de rentier, ses denses réseaux de relations, salons mondains d’un côté (dont celui que tenait son épouse), cafés et milieu bohème de l’autre, où se sont recrutés ses premiers cercles d’admirateurs. Cette concentration extraordinaire d’atouts, associée à ce que Bourdieu appelle un « habitus clivé » entre les deux pôles du champ du pouvoir (économique et culturel), et qui est à l’origine de son double rejet du système académique et du mode de vie bohème, prédisposait Manet à accomplir la révolution dont est né un champ artistique autonome. Une révolution qui, comme toutes les « révolutions symboliques », se définit non par la destruction mais par l’intégration de ce qui l’a précédé : la rupture s’opère dans la continuité, comme en témoigne la pratique du pastiche à laquelle le sociologue dédie une réflexion très poussée.
Nul déterminisme dans cette histoire, car, souligne Bourdieu, « Manet aurait pu faire autrement ». Par-delà l’anatomie d’une révolution de la représentation esthétique du monde, ces cours donnent à voir les rouages de la démarche sociologique, la manière de faire du sociologue, sa méthode, son raisonnement par analogies structurales – lorsqu’il passe du XIXe siècle à Mai-68, ou lorsqu’il compare l’académie à l’Église au Moyen-Âge, et l’École des Beaux-Arts aux grandes écoles –, ses découvertes et ses remords. On en retrouve le résultat dans le manuscrit inachevé, où l’échafaudage est gommé, réduit à la portion congrue, pour être mis au service d’une implacable - et superbe - démonstration. Seuls les morceaux non rédigés, les « esquisses », font surgir la question : Bourdieu aurait-il pu faire autrement ?
Gisèle Sapiro
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