Pour ce faire, le sociologue analyse les conditions sociales d’exercice du métier de philosophe, de la classe de philosophie, socle de l’enseignement secondaire en France, qui est à l’origine de cette professionnalisation, au développement de l’édition savante dans l’entre-deux-guerres. Très masculin, le corps des philosophes se caractérise par une forte homogénéité des carrières, centrées sur l’enseignement secondaire et scandées par des rites de passage – le concours de l’École normale supérieure, l’agrégation –, ainsi que par un détour en province. Sous la Troisième République, ils s’attèlent, à la suite de Renouvier, à la construction d’une morale laïque qui trouve ses assises dans le rationalisme néo-kantien. Ayant dégagé la philosophie du carcan de la religion, non sans susciter une vive réaction parmi les penseurs catholiques qui conduira à la crise moderniste de 1907, ils ont à affronter une nouvelle concurrente : la science. Ce qui explique la prédominance de la problématique liberté contre déterminisme à cette époque. Si l’optimisme scientiste est remis en cause dès le début du XXe siècle, non seulement par les penseurs spiritualistes mais aussi du fait des nouvelles découvertes scientifiques (la théorie des quanta en particulier), la modernisation de la philosophie française passera par le développement de l’histoire des sciences, sous l’impulsion de Gaston Bachelard, puis de Georges Canguilhem. À l’opposé du rayonnement d’un Bergson – le premier « philosophe global » selon Fabiani – puis d’un Sartre sur la scène intellectuelle et médiatique –, ce courant discret, porté par des hommes issus de milieux modestes, a joué un rôle décisif dans la formation de la nouvelle génération qui émerge dans les années 1960 autour du structuralisme.
Période de désillusion et de blocage des carrières, l’entre-deux-guerres a été par ailleurs marqué par la protestation de « jeunes hommes en colère » qui s’en prennent à leurs aînés et se tournent vers le marxisme. Dans un célèbre pamphlet, Paul Nizan les a accusés d’être des « chiens de garde » en des termes qui, débordant le cadre de la critique marxiste, doivent plus, quoiqu’en dise Jean-Louis Fabiani, aux attaques de l’Action française contre la Nouvelle Sorbonne qu’au surréalisme. Par un paradoxe apparent, la pensée marxiste devient un des bastions du rationalisme, critiqué par le courant subjectiviste qui s’affirme à travers la réception de la phénoménologie allemande, et par la mouvance spiritualiste, fortement représentée dans des instances prestigieuses comme le Collège de France jusqu’à l’élection de Martial Géroult en 1951.
Que la nationalisation de la philosophie française sous la Troisième République soit passée par la constitution de la philosophie allemande comme son altérité n’a pas empêché la domestication de références étrangères : de Nietzsche à Heidegger, dont Fabiani rappelle l’énigmatique succès en France après la Seconde Guerre mondiale, sans équivalent ailleurs (sa réappropriation aujourd’hui par une certaine gauche intellectuelle s’inscrit largement dans le sillage de cette réception française). À l’instar de Nietzsche, la philosophie pragmatique américaine fut utilisée pour combattre l’hégémonie du néo-kantisme dans l’Université française, par Bergson notamment, tout en donne des assises au conventionnalisme d’Henri Poincaré et d’Édouard Le Roy. L’importation de ces œuvres passe par des figures de « lector » qui y ont dédié une bonne part de leur carrière, à l’image de Jean Beaufret pour Heidegger et de Jacques Bouveresse plus tard pour Wittgenstein.
À côté du commentaire érudit, qui incarne au plus haut niveau l’ethos professoral, le développement de la presse et de l’édition offre dès l’entre-deux-guerres des débouchés à d’autres formes d’écriture, plus ancrées dans le monde, comme le commentaire de l’actualité (Alain) ou la vulgarisation (illustrée par la « Bibliothèque de philosophie scientifique » que lance Gustave Le Bon chez Flammarion), aussi bien qu’à l’ambition de faire une œuvre philosophique. D’abord portée par des maisons d’édition savantes comme Alcan, qui accueille l’essentiel de la production universitaire dans l’entre-deux-guerres, dont celle de Bergson, elle est bientôt relayée par les maisons d’édition généralistes, Gallimard en tête, favorisant, autour de la figure de Sartre, la réconciliation entre littérature et philosophie, après la rupture opérée par les aînés avec ce qui apparaissait comme une forme de dilettantisme. Cette nouvelle alliance connaîtra une belle postérité à travers l’œuvre de Derrida ainsi que des courants de la déconstruction et du postmodernisme qui s’en sont réclamés. Entre-temps, l’humeur anti-institutionnelle héritée des « jeunes hommes en colère » sera devenue l’ethos de cette figure de « l’intellectuel de service public dont l’autorité dans le monde social est fondée sur la compétence critique ».
Ce bref panorama, qui ne donne qu’un aperçu de la richesse des analyses et des réflexions développées dans ce livre, montre combien l’histoire des concepts est ancrée dans la matérialité de la vie sociale : conditions d’exercice du métier, carrières, rapport maître-disciple, programmes, controverses et débouchés éditoriaux, éclairent d’un jour nouveau la vie des idées qu’on présente trop souvent sous une forme désincarnée.
Gisèle Sapiro
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