C’est d’abord, dans sa très riche et très neuve introduction, le récit d’une étonnante quête policière, encore partiellement inaboutie, sur la période qui s’étend du 6 septembre 1853 au 9 octobre 1855 et correspond à la quasi-totalité du séjour effectué à Jersey par le proscrit qui y était arrivé avec sa famille élargie (femme, enfants, amis, mais aussi Juliette Drouet, indispensable et fidèle amante) le 5 août 1852, soit huit mois après le coup d’État de Napoléon le Petit le 2 décembre 1851, et en fut expulsé par le gouverneur de l’île le 31 octobre 1855, avant d’arriver le même jour à Guernesey où il allait se fixer pour quinze nouvelles années d’exil.
Ce laps de vingt-cinq mois fut le mieux occupé et le plus productif intellectuellement et poétiquement de toute la carrière de Hugo qui pourtant comporte bien peu de temps morts. Après l’année passée à s’établir à Jersey, dans la demeure cubique et blanche de Marine Terrace, à arpenter la grève d’Azette, à réconforter la centaine de proscrits politiques qui avaient trouvé, comme lui, refuge dans l’île et dont il était devenu tout naturellement le mentor et le protecteur matériel (car bien que gêné alors dans ses finances, il se montra toujours généreux), après avoir surtout recouvré, auprès de la mer, une certaine paix du cœur, il s’éprouvait un peu vacant, comme si l’essentiel de son œuvre était désormais derrière lui, quand le miracle se produisit avec l’arrivée de Delphine de Girardin, l’épouse de l’inventeur de la presse moderne.
Très malade – elle mourra deux ans plus tard d’un cancer –, cette dame de quarante-neuf ans fort au courant des dernières modes apportait avec elle la folie des tables tournantes importée des États-Unis et employa le temps de sa courte visite à initier ses hôtes à ce nouveau jeu. Mais ce jeu cessa d’en être un dès que, passé une semaine d’échecs, l’esprit frappeur se fut manifesté, le dimanche 11 septembre, en présence du maître de maison, des deux Adèle (femme et fille), des deux fils (Charles et François-Victor) et de trois amis et commensaux, dont Auguste Vacquerie, frère de ce Charles qui avait épousé, le 15 février 1843, Léopoldine, fille aînée chérie du couple Hugo, et s’était noyé avec elle dans la Seine le 4 septembre de la même année.
Or cet esprit, c’était celui de Léopoldine, ce qui d’un coup balayait les réticences rationnelles de toute la famille, bien que certains irréductibles, dont François-Victor, dussent conserver longtemps leur scepticisme. À partir de cette première apparition sonore en tout cas, les mêmes pratiquants plus quelques autres (dont Paul Meurice, qui serait l’exécuteur testamentaire du poète) allaient solliciter avec frénésie les fantômes des tables, presque quotidiennement jusqu’au début d’octobre 1855, avec des paroxysmes, quinze séances durant les vingt-huit jours de février 1854 par exemple.
Les tables s’expriment de façon classique, un coup pour oui, deux coups pour non, de 1 à 26 pour les lettres de l’alphabet. La transcription de leurs longs monologues demande donc un temps énorme. Cinq heures pour les huit mille deux cents lettres de la première « rencontre » où Shakespeare dicte, le 1er février 1854, le début d’une tragédie nouvelle – elle s’arrêtera au 2e acte –, c’est bien trop peu en temps passé, donc c’est impossible, note sagement Patrice Boivin page 680 ! Mais peu importe, la question essentielle que se pose l’érudit hugolien qui parvient à nous transmettre sa fièvre de savoir n’est pas celle des conditions techniques des rendez-vous ou de la capacité physique des expérimentateurs, c’est celle des traces écrites de toute l’affaire.
Or, la documentation qui nous a permis de mesurer l’ampleur de l’aventure vécue dans le vase clos de Jersey, et son importance poétique fondamentale, cette documentation sur laquelle Paul Meurice n’avait commencé à distiller au compte-gouttes quelques informations fragmentaires qu’en 1897 dans un journal de Lausanne, est à la fois gigantesque et lacunaire. Gigantesque parce que la plupart des participants permanents ou occasionnels de ces orgies métapsychiques en chambre, qui mettaient à rude épreuve la cohésion mentale de chacun, y sont allés de leurs procès-verbaux griffonnés, transcrivant sur toute espèce de support, avec un souci de véracité réellement scientifique (ce sont des penseurs libres, pas des hurluberlus) les propos de personnages aussi improbables que l’Ânesse de Balaam ou le Lion d’Androclès, ou de morts aussi illustres que Luther, Molière, Shakespeare, Jésus-Christ, ou d’entités comme le Drame, la Critique ou l’Idée, d’où une accumulation monstrueuse et disparate de feuillets, d’enveloppes, de papiers de tous formats. Lacunaire parce que les documents capitaux manquent pour moitié.
Ils manquaient en totalité aux premiers chercheurs. Firent en effet défaut à ceux-ci quatre cahiers rouges qui sont censés contenir respectivement les minutes des séances du 11 septembre 1853 au 31 janvier 1854 (cahier I) ; du 1er février au 30 mai 1854 (cahier II) ; du 2 juin 1854 au 20 janvier 1855 (cahier III) ; enfin du 21 janvier 1855 au 8 octobre de la même année (cahier IV). Reliés, soigneusement rédigés le plus souvent de la main de Hugo lui-même, ce sont sans doute les compilations mises en ordre de témoignages bruts et d’écrits antérieurs. On devrait y lire, revêtues de l’autorité du poète, la somme des questions d’interlocuteurs variés et les réponses à ces questions fournies par plusieurs ombres qui s’expriment via des guéridons successifs.
Pourtant, ces inestimables cahiers, qui auraient dû être donnés à la mort de Hugo, en 1885, à la Bibliothèque nationale, en même temps que la masse des manuscrits inédits ou non du maître, disparurent à cette date ! Paul Meurice en était le dépositaire. Les a-t-il soustraits du legs à la demande expresse de Hugo ? Pourquoi, après avoir promis leur publication, ne s’est-il jamais attelé à la tâche ? Après sa mort en 1905, et jusqu’en 1923, rien ne filtre de ce mystère. À cette date, Gustave Simon, descendant de Meurice, publie la première édition des Tables, mais d’après ses propres procès-verbaux, empruntés ici ou là, et chacune des éditions suivantes, dues à différents continuateurs, ne fera que reproduire plus ou moins adroitement ce très contestable premier travail.
Le lecteur prendra connaissance avec jubilation du récit circonstancié que fait Patrice Boivin des tribulations d’Henri Guillemin cherchant, vers 1950, à mettre la main sur les introuvables cahiers et se heurtant à l’ignorance plus ou moins sincère de vieilles dames qui prétendent les avoir confiés à des inconnus dont elles ne livrent pas le nom ! Et puis, brusquement, deux de ces Arlésiennes des lettres surgissent du néant, le numéro II en 1962, le numéro IV dix ans plus tard. Ils sont aussitôt préemptés par la Bibliothèque nationale, mais dans des conditions de secret telles qu’aujourd’hui encore on ne sait ni leur provenance ni si les deux absents (le I et le III) existent quelque part et réapparaîtront un jour.
Fin de la séquence policière de l’actuelle édition, sauf à ajouter que, préemptés, ces documents, au moins le second, restèrent sans emploi jusqu’à ce que Patrice Boivin nous donne le présent « Folio » où non seulement ces inédits figurent mais où, pour les deux cahiers manquants, de très nombreux éléments nouveaux se substituent aux leçons anciennes, puisés aux archives apparemment peu ou mal fouillées de la Maison de Victor Hugo, place des Vosges. Ce qui permet au chercheur de déclarer avec quelque fierté que les trois quarts des textes qu’il propose sont inédits – au moins dans leur présentation.
Mais il fait mieux. Dans une chronologie précise et des notes remarquablement perspicaces, il établit une vérité qui était déjà connue (d’Henri Meschonnic notamment, grand spécialiste du verbe hugolien) mais qui, à partir de l’édition de Patrice Boivin, devient indiscutable : l’événement clé qui a conféré sa forme définitive à une métaphysique originale autour de laquelle Hugo tournait depuis vingt ans, c’est la pratique des tables. D’elles sont sorties les étranges convictions spiritualistes de l’homme qui voulait réconcilier la pensée sociale révolutionnaire avec Dieu. Selon le système alors élaboré par Hugo, le cosmos tout entier est organisé en paliers : en bas, les mondes réprouvés, au milieu notre terre, en haut les mondes sauvés.
Mais dans cet ensemble rien n’est immuable : rien n’est donc désespéré. Au contraire, tout monte vers la perfection divine, au gré d’une métempsycose qui ne sépare pas la pierre et l’objet prétendument inerte du végétal, de l’animal, de l’homme, de l’ange. Du roc muet, qui contient une âme de pécheur très noire et malheureuse, à l’homme où se partagent ombre et lumière, aux légions de séraphins pardonnés, en passant par les degrés intermédiaires de la plante et de la bête, tout subit, via les transmigrations d’âmes, un mouvement vers l’empyrée. Et à la fin des temps, par-delà les portes de la mort, tout est rédimé, aucun châtiment n’est éternel.
Cette pensée trouve son admirable forme poétique dans « Ce que dit la bouche d’ombre » (la bouche, c’est l’autre nom de la table), conclusion des Contemplations, dont les deux tiers des poèmes immenses ont été écrits à Jersey. Dans La Fin de Satan, l’ange Liberté, figure féminine qui n’est autre que Léopoldine transfigurée, descend dans les abîmes et sauve même le Malin, ce réprouvé suprême qui aime Dieu et n’ose pas par orgueil se rendre à sa bonté. Dans Dieu, une formidable puissance poétique ascensionnelle entraîne le poète voyant vers la Divinité qu’il n’atteindra pas mais qu’il entrevoit confusément.
Dans ces textes où le génie hugolien se surpasse, un nouvel évangile se déclare. Il a été prophétisé à Jersey, par deux animaux, l’Ânesse de Balaam et le Lion d’Androclès, et avalisé par Jésus-Christ lui-même qui, le 1er février 1855, a passé littéralement le flambeau du verbe au poète sacré prophète, à charge pour celui-ci de faire connaître au peuple la religion renouvelée, actualisée après deux millénaires.
Hugo croyait dur comme fer aux tables qui ont cristallisé le sens de sa mission et le lyrisme unique de ses vers. Il considérait leur message comme objectif, parfaitement extérieur à lui et, un peu jaloux parfois de leur verve, boudait les séances dès qu’il sentait dans les réponses des esprits des intuitions ou surtout des formules métriques ou métaphoriques trop proches des siennes. Ce qui laisse intact le problème de savoir comment la vaticination des tables a pu se produire et perdurer alors qu’il s’efforçait de s’effacer derrière leur parole afin de conserver un droit exclusif sur la sienne. L’atmosphère confinée et tendue du spiritisme est celle de la supercherie, mais celle-ci, en l’espèce, demeure indéchiffrable et, de toute manière, grandiose.
Après le 8 octobre 1855, et avant le départ pour Guernesey, la consultation de l’Inconnu s’arrête. On a dit que la crise de folie de Jules Allix, un des proscrits participants, en était cause. En somme, Hugo aurait réagi comme André Breton interrompant brutalement, au début de 1923, l’expérience surréaliste des « sommeils », inaugurée le 25 septembre précédent, suite au délire à tendance homicide de Robert Desnos. Mais aucun indice factuel ne vient corroborer cette légende et Patrice Boivin n’y croit pas. Moi non plus. N’est-il pas plus simple de penser qu’après la révélation au poète mage de ce que le Christ en personne attend de lui (rien de moins que sauver le monde) tout nouvel appel aux forces occultes devenait inutile ?
Il ne restait plus à Hugo qu’à ordonner et dompter ses visions dans la somptueuse langue poétique qu’il invente ces années-là. Elle nous émerveille encore. Au-dessus de l’auteur de La Fin de Satan, ce texte mal connu et largement méconnu, en fait de frappe métaphysique et d’orchestration lyrique, je ne vois personne, ni en cette seconde moitié du XIXe siècle, ni plus tard. Merci à Patrice Boivin de nous avoir permis de comprendre grâce à quelle série de prodiges Hugo se perpétue aujourd’hui comme le rêveur définitif qu’il fut.
Maurice Mourier
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