Nous les vivants était sorti en catimini, le lobby des fanatiques de l’auteur n’étant pas suffisamment puissant pour déclencher chez les spectateurs non prévenus la fièvre de la découverte. Mais à force on s’était habitué à la franc-maçonnerie des seuls amateurs, et plutôt que d’arpenter la ville, en demandant, tel La Fontaine après sa lecture de Baruch, « Avez-vous vu Roy ? », on célébrait le culte en petits comités, courant sur la Toile pour se repaître de ses quelques publicités époustouflantes tournées au pays, et qui lui permettaient de réaliser de « vrais » films. Depuis, l’édition en DVD a permis d’élargir le petit cercle et le club des amis de Roy Andersson, s’il existait, ne pourrait plus se réunir dans une arrière-salle de café, comme en l’an 2000, au temps de Chansons du deuxième étage.
Brutalement, le cinéaste échappe à la clandestinité. Le Lion d’or obtenu l’an dernier au Festival de Venise autorise une sortie presque luxueuse : des affiches sur les kiosques, des annonces à la radio, dix salles en région parisienne ! Certes, le même jour, quarante écrans sont offerts à Connasse, princesse des cœurs, mais « tout, tout de suite » est une revendication dépassée. Paradoxalement, on est presque gêné de ce projecteur si lumineux posé sur une œuvre aussi nocturne : pas plus que les précédents, Un pigeon n’est fait pour prospérer sous les sunlights. L’éclairage qui lui convient est indirect, afin que les fantômes blafards qui traversent cet univers ne s’évaporent pas, tel un vampire oublieux du passage à l’heure d’hiver. Car la vision d’un tel film demande une préparation : le spectateur de base d’un multiplexe, hésitant entre Emmanuel Mouret (Caprice) et Roy Andersson, risque le collapsus s’il choisit la mauvaise salle.
Obligeamment, le dossier de presse nous annonce qu’il s’agit « d’une promenade kaléidoscopique à travers la destinée humaine […] qui révèle l’humour et la tragédie cachés en nous, la grandeur de la vie ainsi que l’extrême fragilité de l’humanité ». Sans doute. Mais au même degré que dans ses autres films – et la description pourrait convenir à bien d’autres réalisateurs, de A (Altman) à Z (Zviaguintsev). L’approche d’Andersson est immuable : une série de scènes, trente-neuf précisément (Nous les vivants en comptait cinquante-six), mises bout à bout, à peu près vierges de tout effet spectaculaire, éclairées en sépia, systématiquement cadrées en plans fixes moyens, peuplées d’individus, à peine des personnages, qui se débattent sous la loupe de l’auteur, comme des blattes dérangées par la lumière. Deux vendeurs ambulants de farces et attrapes, une enseignante de flamenco, le roi Charles XII, une cabaretière boiteuse (Lotte de Göteborg, la seule sympathique, qui se fait payer en baisers), quelques comparses, tous semblables, costumes gris, visages plâtreux, se déplaçant au ralenti dans un monde monocolore, accrochés à leurs téléphones en ne serinant qu’une seule phrase : « Je suis heureux que vous alliez bien. » Agitations minuscules, échanges répétitifs, drames larvaires : plutôt que des comportements, nous sommes, parleries et mouvements, face à des tropismes tels que décrits par Nathalie Sarraute.
On comprend que la promenade annoncée n’est pas un déjeuner de soleil et qu’il vaut mieux, pour goûter le charme du film, être amateur de Beckett plutôt que de Yann Moix. Car le film est drôle, farci de cet humour noir terrifiant qui n’arrache pas un sourire mais fascine à la première vision et emplit de joie à la réflexion. Ainsi, le prologue, composé de trois courtes scènes, « Rencontres avec la mort », donne la tonalité de l’ensemble : dans la deuxième, un homme et une femme, de chaque côté du lit d’hôpital où s’éteint leur vieille mère, après un dialogue convenu, tentent de lui prendre le sac qui contient ses bijoux ; la mourante, cramponnée à son sac, pousse dans son coma des hurlements déchirants. En deux minutes, Andersson réunit quelques éléments fondateurs : les rapports de famille, le faux amour, les mots-clichés, la rapacité, le désespoir, l’angoisse mortelle. C’est du concentré de Bergman, lyophilisé – il suffirait d’y ajouter quelques gouttes d’eau pour que se déploie un film tout entier. À propos de l’immeuble glissant sur des rails de Nous les vivants, nous avions évoqué Raymond Roussel et ses Impressions d’Afrique. Cette fois-ci, Andersson invente une machine somptueuse qui aurait pu figurer dans la collection Cantarel de Locus Solus. Un énorme cylindre de cuivre, arrimé horizontalement, avale des esclaves noirs en pagne, sous la surveillance de soldats du type armée des Indes. Les esclaves une fois entrés, le cylindre va se transformer en bûcher, toujours observé par les militaires. Allégorie explicite du colonialisme ? Assurément. Mais qui rejoint, plus largement, l’évocation d’une cruauté éternelle, comme les sacrifiés de Monde de gloire (1991) entassés dans un camion et tournant en rond en attendant leur mort par gazage ou la fillette de Chansons du deuxième étage, jetée cérémonieusement du haut d’une falaise sous les yeux des corps constitués. En même temps, la beauté et l’incongruité du plan – l’objet est illogique : à quoi bon un tel appareillage raffiné, gigantesque barrique de cuivre boulonnée, ornée de pavillons acoustiques géants, montée sur un axe qui lui permettra de tourner au-dessus d’une fosse enflammée, pour exécuter quelques indigènes ? Le rendement est nul – renvoient, autant qu’aux machines célibataires de Kafka ou Duchamp, à un mécanisme onirique : comme il y a des phrases de réveil, il existe des images de réveil, qui s’imposent, avec leur gratuité apparente et leur sens opaque. Et qui, reconstituées, s’inscrivent harmonieusement dans l’univers cauchemardesque du cinéaste.
Andersson ne s’est jamais réclamé du surréalisme, mais, au contraire, d’un « réalisme stylisé ». La présence surréaliste, on la trouvera dans L’Échappée, à la poursuite d’Annie Le Brun, documentaire de Valérie Minetto, qui ne sort pas dans dix salles, mais une seule, le St-André-des-Arts, publicité gratuite. On ne fera pas l’outrage aux lecteurs de la NQL de leur présenter quelqu’un dont tous les ouvrages, depuis Sur le champ (1967) jusqu’à Sade : attraper le soleil (2014), doivent faire partie d’une bibliothèque honnête. L’occasion de découvrir Annie Le Brun en situation est trop rare pour être négligée. Allons, un jour où sortent deux films aussi délectables restera dans nos agendas.
Un autre titre, encore inédit, à ne pas rater lors de sa fugace présentation au Forum des Images, après Cannes et la Quinzaine des Réalisateurs : Le Tout Nouveau Testament, de Jaco Van Dormael. Il s’agit d’une version personnelle des aventures de Dieu, tout imprégnée de surréalisme belge, qui commence avec Henri Michaux – celui-ci mettait du chameau dans Honfleur où il s’ennuyait, le Créateur met de la girafe dans Bruxelles – pour s’achever avec Marcel Mariën et sa légendaire lunette pour cyclope. Entre les deux, on y trouve des traces de Maldoror, du tunnel d’Alice et autres joyeusetés de bon acabit. Et les livres saints y sont décapés de belle façon, ce qui ne peut que réjouir les mal-pensants.
Lucien Logette
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