L’auteur n’arpente pas un territoire vierge – la bibliographie (sélective) qui clôt son livre occupe une douzaine de pages bon format. Des historiens de la grande espèce s’étaient déjà penchés sur le sujet, au premier rang desquels Claude Gauteur, qui avait le premier exploré des pans mal connus, suivi de Célia Bertin, biographe « officielle », avec ce que cela implique de non-dits, et d’Olivier Curchod, analyste inspiré de quelques grands titres renoiriens. Sans oublier le succulent numéro de la revue Premier Plan, dirigé par Bernard Chardère (1).
Mais il le fait avec un souci de précision inédit, réservé d’habitude aux pavés à l’américaine, qui détaillent jusqu’au menu des petits-déjeuners de leurs héros. Précision parfois extrême – 2 457 notes en fin de volume, sans compter les notes en bas de page –, dont, malgré le handicap visuel des multiplications de guillemets, on ne peut que le féliciter. Il convenait effectivement d’aller puiser aux sources des archives californiennes, tant les témoignages des contemporains de Renoir (Pierre Braunberger, Roger Richebé, Jean Devaivre), venus après des décennies, restent peu fiables, chacun s’attribuant un rôle souvent exagéré. Tout autant d’ailleurs que les mémoires du cinéaste, Ma vie et mes films réécrivant l’histoire de façon parfois aussi hardie que Saint-John Perse sa biographie en Pléiade. Au moins, chaque événement, chaque rencontre, sont-ils resitués ici avec le maximum d’exactitude.
Mérigeau a échappé à la maladie du chercheur, qui, au bout de quelques années, finit par ne voir son sujet qu’avec les yeux de Chimène. Rien de semblable cette fois-ci – Renoir est montré tel qu’il fut, un cinéaste hors du commun, capable de signer en une décennie, entre La Chienne et La Règle du jeu, plus de chefs-d’œuvre qu’aucun autre, et d’aligner, deux décennies plus tard, une série de films éprouvants, d’Elena et les hommes au Petit Théâtre, aussi déconnectés du réel que les précédents en étaient l’expression la plus pure. Et un être peu sympathique, totalement dépourvu de convictions, regardant de haut ses collègues Clair ou Carné (2), flottant comme un bouchon (théorie héritée de son père Auguste), selon les gens fréquentés, entre compagnonnage actif du Parti (p. 260), admiration pour Mussolini (p. 458), fidélité au Maréchal (p. 530), amour pour la démocratie américaine (il fut naturalisé dès 1945), et « mangeant de l’israélite » avec ses amis d’extrême-droite (p. 793). Toujours avec la même sincérité, liée à son incapacité à devoir s’opposer et à sa « crainte de déplaire » (p. 436) – une sincérité qui permettait de passer au-delà de ses faiblesses et lui valut bien des attachements durables, de ses amis d’avant-guerre (les deux Pierre, Lestringuez et Gaut), aux femmes dévouées à sa protection (Gabrielle, l’ex-modèle paternel, Dido, l’épouse, Ginette Doynel, la sécrétaire), jusqu’à Truffaut, ultime lien avec le cinéma, entretenu jusqu’au bout.
L’approche est faite pied à pied, alternant analyses et mises en perspective. Le sujet s’y prêtait, la carrière de Renoir se découpant en périodes bien distinctes : les débuts muets, les succès des années trente, les échecs américains des années quarante, les tournages internationaux entre 1950 et 1962, l’activité littéraire jusqu’en 1979. Mérigeau décrit bien l’amateurisme des premiers films, lorsque Renoir n’est encore qu’un fils de famille qui tente de faire une vedette de sa femme Catherine Hessling et qui, se piquant au jeu, est prêt à assurer n’importe quelle commande, Le Tournoi ou Le Bled. On est loin de Vigo, qui, en quatre ans et trois films, a laissé une trace inoubliable. Et Nana (1926), son titre muet le moins contestable, ne préfigurait en rien les fulgurances de La Chienne et de Boudu sauvé des eaux, prémisses d’une décennie qui, On purge bébé et Chotard et Cie exceptés, ne contient que des perles. Renoir n’est pas tout le cinéma français – et Duvivier, Clair, Feyder et Raymond Bernard accumulent des succès qu’il n’atteindra qu’avec La Grande Illusion (1937) –, mais il en est l’élément le plus étincelant. Quasiment en se jouant, sans jamais avoir conscience de produire quelque chose de rare : le tournage de La Nuit du carrefour (1932) titre un haut niveau d’alcoolémie, tout est filmé dans le brouillard, 15 pages de scénario sont oubliées, des bobines s’égarent, l’histoire est incompréhensible. Résultat : le film est un ovni, dont chaque vision renforce la puissance poétique. Une partie de campagne (1936) est, littéralement, un naufrage, les acteurs attendant durant des semaines que la pluie cesse, les scènes sont tournées presque à la sauvette, Renoir abandonne le film pour aller en réaliser un autre. Dix ans plus tard, un montage effectué sans lui se solde par un des plus beaux moyens métrages de l’Histoire, comme si sa seule présence avait suffi à capturer une beauté imprévue (3).
Depuis les ouvrages d’Olivier Curchod, on sait à peu près tout sur La Grande Illusion et La Règle du jeu. Mérigeau insiste donc avec raison sur les projets moins connus – La Tosca, malencontreusement entamé en Italie au printemps 1940, sans aucun scrupule idéologique – et les multiples tentatives pour trouver un sujet qui lui convienne dans cet Hollywood qui l’a accueilli en janvier 1941 et qu’il ne quittera plus. Un tel ludion dans le système blindé des studios, l’idée est improbable. Renoir y signera pourtant six films entre 1941 et 1946, presque autant que pendant les vingt années suivantes. Les fonds d’archives américains aidant, la description des difficultés qu’il éprouve à s’insérer dans la machine est passionnante – il s’y fait, et, après tout, Zanuck est d’une autre trempe que tous ces producteurs en « itch », cette « racaille indésirable » dont il se plaignait en mai 40 auprès de Tixier-Vignancour (p. 473). De cette partie hollywoodienne de sa filmographie, ses zélateurs feront grand cas ; on n’y trouve certes rien de méprisable (même si This Land is Mine, 1942, est à la limite du risible), mais rien qui évoque quoi que ce soit de l’ancien Renoir. N’importe quelle série B d’époque, signée Tourneur, Wise ou Dmytryk, a mieux franchi les années.
Après Le Fleuve (1950) en Inde, Renoir revient en Europe, pour tourner Le Carrosse d’or (1952). C’est à partir de ce dernier que la légende va se fabriquer. Truffaut y voit « un objet parfait, le film le plus noble et le plus raffiné jamais tourné » (p. 717), tous les titres qui suivront, French Cancan, Elena…, Le Testament du docteur Cordelier, pourtant bien faibles, seront salués comme des chefs-d’œuvre absolus. Renoir, content d’avoir des disciples, se prêtera à toutes les interprétations de son œuvre, même si, dans ses lettres, il admet n’avoir réussi aucun de ces films – tous seront des échecs commerciaux. Jusqu’à sa mort, il entretiendra des dizaines de projets, sans trop y croire. Le cinéma s’est achevé pour lui en 1969, laissant la place à l’écriture de romans (bons, comme Les Cahiers du capitaine Coignet) et de ses mémoires, peaufinés sous la surveillance tatillonne d’une épouse rigoriste. Toute cette fin sinistre, Renoir perdant peu à peu contact et pensée, est restituée avec justesse, sans compassion ni pathos, à bonne distance. Mérigeau a composé là une superbe biographie, à la mesure de la grandeur ambiguë du cinéaste.
P.-S. Si l’ouvrage a le succès qu’il mérite, notons quelques vétilles en cas de nouveau tirage : Albert Capellani, mort en 1931, n’a pu tourner en 1932 les « comédies simplettes » évoquées page 193. Et Kosma ne se prénommait pas Vladimir (comme Cosma), mais Joseph (p. 373).
- Première entreprise de réexamen sans œillères idolâtres, qui fit scandale à une époque (mai 1962) où la statue était déjà taillée dans l’or et l’ivoire.
- Voir son attaque contre Le Quai des brumes, qu’il rebaptise Le Cul des brêmes (p. 385).
- On peut s’étonner que l’auteur n’évoque pas le bout à bout des rushes édité il y a quelques années (Un tournage à la campagne), où l’on voit Renoir diriger ses acteurs au millimètre, mettant à mal toutes les théories construites tardivement sur ses improvisations.
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