Régulièrement, le Service des archives du film, sous l’égide du CNC, extrait quelques titres parmi les 110 000 de ses collections et organise autour d’un thème une série de projections pour le plaisir des amateurs parisiens, bonne façon de ramener à la lumière des films oubliés. L’an dernier, nous avions pu goûter, à la Cinémathèque française, « Le cinéma fantastique en France, 1897-1982 ». En décembre dernier, le Centre Wallonie-Bruxelles a accueilli, dix jours durant, une sélection de films français produits durant la décennie prodigieuse, celle qui va d’un mois de mai à l’autre, de l’avènement du gaullisme en 1958 à son ébranlement majeur en 1968 - de la Nouvelle Vague aux « états généraux du cinéma », des Quatre Cents Coups à La Rentrée des usines Wonder. La période semble archi-balisée et explorée dans ses moindres recoins, si l’on se fie aux mètres linéaires des rayonnages spécialisés. En réalité, comme pour toutes les périodes de l’histoire du cinéma, français ou autre, la connaissance se réduit à quelques noms et à quelques titres, toujours identiques.
Les écrans des années 1960, vus d’ici ? Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer, Resnais, Demy, Varda, Marker – en bref, la bande des Cahiers du cinéma + la rive gauche. Mais c’est là une vision bien étroite, transmise par les magazines, sans réelle vérification, selon l’équivalence Jeunes Turcs de la critique = Nouvelle Vague = tout le cinéma français. La métaphore de l’arbre qui cache la forêt est un cliché qui se révèle parfois juste : dix cinéastes suffisent pour occuper le décor. En réalité, le paysage, pour ceux qui l’ont observé sur le vif, était beaucoup plus riche et divers, et ne se résumait pas au lobbying des Cahiers et à l’invention d’un concept journalistique (merci, Françoise Giroud). Il y eut, entre janvier 1958 et décembre 1968, 231 premiers films parmi un millier d’autres et ceux estampillés « Nouvelle Vague » n’étaient pas toujours les plus mémorables… (1) C’est le mérite du programme concocté par Laurent Bismuth et Éric Le Roy, qui ne se sont pas contentés du tout-venant et ont puisé dans leurs archives de quoi nourrir leur propos : le cinéma français du temps n’appartenait pas à une seule école et son renouveau n’était pas le fait de quelques-uns seulement. Rien, par exemple, ne liait les quarante nouveaux cinéastes apparus durant la seule année 1960 : quelle communauté d’inspiration et de méthode partagée, au hasard, par Jacques Rozier, Jean Dewever, Henri Colpi, Claude Lelouch et Jacques Deray – sinon d’appartenir à une même génération ?
Le superbe ouvrage, maquette aérée, photos pleine page, publié en accompagnement des projections, revient dans le détail sur les conditions d’apparition de la « génération 60 » et sur le déclenchement du tourbillon qui allait s’emparer de la production : état des lieux, arrivée des « réalisateurs-producteurs », bouleversements technologiques, analyse de la réception critique à chaud, approche thématique, filmographies et notices, tout est là, abordé de façon claire et sans l’habituel langage cuit si fréquemment utilisé par les exégètes. (2) Car, plus qu’à des causes esthétiques, le renouvellement – nécessaire, la profession ne recrutait plus guère (moins de soixante primoréalisateurs entre 1950 et 1958) – a tenu d’abord à des raisons économiques et techniques. Ainsi, l’héritage fait par Claude Chabrol lui permet de tourner, à faible budget, Le Beau Serge ; la « prime à la qualité » qu’il obtient rembourse quasiment le film et il commence Les Cousins avant que le premier soit exploité, montrant que la lourdeur du système peut être contournée. La mise en place de la commission d’avances sur recettes, qui remplace après 1958 la prime à la qualité, va accélérer le mouvement : produire un jeune auteur n’est plus une aventure et peut même être rentable – Georges de Beauregard le prouve, en finançant avec succès Godard, Chabrol, Demy et Varda. Techniquement, l’arrivée de caméras plus petites (on passe de 50 à 10 kilos, poids de la Caméflex) et de pellicules plus sensibles va faciliter les tournages hors studios, même si le filmage à hauteur de bitume n’est pas une invention du moment – en 1954, René Clément avait placé M. Ripois/Gérard Philipe au milieu des piétons londoniens sans passer pour révolutionnaire. (3)
L’apport essentiel de la génération 60 ? Celui d’être, justement, une génération. C’est-à-dire, sans se connaître – laissons de côté l’équipe constituée des Cahiers –, d’exprimer, sinon des positions communes, au moins une manière semblable d’envisager son rapport au monde. Avoir entre 25 et 30 ans en 1960 ne peut être vécu innocemment : c’est avoir été enfant ou adolescent pendant la Seconde Guerre mondiale, avoir l’Algérie en arrière-fond (nombre de jeunes cinéastes ont connu le Service cinématographique des armées), découvrir que les relations amoureuses ne sont plus celles des parents – Les Dragueurs de Mocky, Adieu Philippine de Rozier ou Le Bel Âge de Pierre Kast n’étaient pas envisageables cinq ans plus tôt. Tous ne réagissent pas semblablement, les ouvriers caréneurs du Bonheur est pour demain d’Henri Fabiani (1960) n’ont que peu à voir avec les ados des Nouveaux Aristocrates de Francis Rigaud (1961), pas plus que le soldat perdu des Distractions (Jacques Dupont, 1960) avec les manouches de Kriss Romani (Jean Schmidt, 1962) ; mais tous reflètent une tonalité - langage, comportements – qui n’appartient qu’à leur instant. Douze années séparent la bande de jeunes de Maternité clandestine (Jean Gourguet, 1953, extérieur à la parenthèse historique envisagée) de celle des Cœurs verts (Édouard Luntz), film trop rare que l’on a pu revoir et qui n’a fait que se bonifier depuis 1965 : les deux films semblent se dérouler sur des planètes différentes.
La programmation, habilement composée, sans a priori autre que l’intérêt historique des films et leur rareté, nous a permis de redécouvrir des titres peu fréquentés (On n’enterre pas le dimanche, Michel Drach, 1959, Paris n’existe pas, Robert Benayoun, 1968, La Dérive, Paula Delsol, 1962, Pop Game, Francis Leroi, 1967) ou même jamais vus, tels Le Reflux (Paul Gégauff, personnage clé de tous les cinéastes des Cahiers, 1961), La Ligne de mire (Jean-Daniel Pollet, 1958, légendaire film maudit, qui s’est révélé accablant) ou Joe Caligula (José Benazéraf, 1965, interdit en même temps que La Religieuse de Rivette et qui ne bénéficia pas du même soutien critique – ce qui ne l’a pas empêché de mieux résister au temps). On aurait aimé en revoir d’autres, également oubliés, Les Encerclés de Christian Gion (1967), qui préfigurait Mai-68 de façon moins caricaturale que La Chinoise, ou l’attachant Sept jours ailleurs, de Marin Karmitz (1968), avant qu’il ne devienne ce qu’il est. Mais tout n’est pas disponible et la trentaine de longs métrages ainsi ressuscités ont atteint leur but : la génération 60 a produit bien plus que ce que l’histoire officielle ne laisse croire. Il conviendrait que l’on puisse le vérifier sur pièces plus souvent. Au moins ce livre permettra-t-il aux amateurs lointains (de l’inconvénient de n’être pas parisien) d’avoir une perspective juste, et dégagée de tout esprit de chapelle, sur une période décisive. (4)
- Qui se souvient d’Un mari à prix fixe de Claude de Givray ou du Dernier Homme de Charles Bitsch ?
- « Ces commentateurs enamourés qui vivent l’époque par substitution », comme l’écrit plaisamment Bernard Chardère (p. 385).
- Jean Douchet, témoin interrogé, opère un audacieux retournement en affirmant : « C’est ce qu’a apporté cette nouvelle génération : on a forcé les caméras à être légères ! » La relation de causalité est évidemment inverse.
- Décisive – sans toutefois oublier que le grand triomphateur de la décennie fut Jean Girault, trois fois vainqueur annuel des recettes, avec Le Gendarme de St-Tropez (1964), Les Grandes Vacances (1967) et Le gendarme se marie (1968).
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