Nous nous réjouissions dans la QL n° 1 051 de la qualité des ouvrages de Kevin Brownlow (La parade est passée…) et de Jacques Richard (Dictionnaire des acteurs du cinéma muet en France) en nous esbaudissant de leur poids – deux kilos et demi à eux deux. Mais il ne s’agissait que de colibris à l’aune du livre de Pierre Lherminier : quatre kilos cinq cents grammes, égalant le record détenu depuis plusieurs années par Amis américains de Bertrand Tavernier. Encore celui-ci compensait-il son gigantisme par sa légèreté graphique, typographie aérée, reproductions pleine page. Les Annales, si elles ne refusent pas les agréments visuels (une photo – de belle qualité – par page, des couleurs pour matérialiser la chronologie), privilégient le texte : format A4, présentation sur deux colonnes (parfois trois pour les encadrés) – nous n’avons pas encore compté les signes, à vue de nez, entre huit et dix millions. De la lecture studieuse assurée jusqu’à l’été et au-delà. Devant une telle ampleur, on évoque d’habitude l’œuvre d’une vie. Parlons plutôt de son couronnement, car Pierre Lherminier ne s’est pas contenté de cette somme : outre son activité décisive jadis comme directeur des collections « Cinéma d’aujourd’hui », « Cinéma Club » et « Cinéma 2000 » chez Seghers, il a été, dans sa propre maison, l’éditeur des écrits de Louis Delluc, de Jean Grémillon, et surtout de Jean Vigo (son édition critique des Œuvres de cinéma demeure une référence) – non compris quelques titres annexes, comme la publication des Écrits autobiographiques de Charles Pathé et une histoire croisée du couple Montand-Signoret. Ce pavé n’étant que le premier tome d’une histoire générale du cinéma français, que l’on ne peut imaginer qu’avec trois ou quatre volumes successifs, il s’agira, en bout de course, d’un opus maximum sans guère d’équivalents : aucun historien n’est jamais parvenu à couvrir seul un paysage d’une telle étendue. Les catalogues de Raymond Chirat, premier grand éclaireur du territoire, répertorient la production française entre 1908 et 1970, l’Encinéclopédie de Paul Vecchiali ne prend en compte que les cinéastes français ayant débuté dans les années trente, l’Encyclopédie dirigée par Armel de Lorme, démesuré travail in progress, se limite, si l’on ose dire, aux longs métrages produits en France entre 1929 et 1979 (1). Si Lherminier mène son projet à son terme, ce que l’on ne peut que souhaiter (vivent les éditeurs et les mécènes !), on se trouvera alors devant un monument sans égal, une sorte de treizième travail d’Hercule. Avouons l’inavouable : nous faisons une entorse à notre règle habituelle, qui consiste à ne rendre compte que des ouvrages dépouillés de bout en bout, quelle qu’en soit la taille. Il convenait d’attirer immédiatement l’attention sur un usuel aussi fondamental, quitte à se contenter d’un picorage parmi le millier de pages, au hasard de l’index. Il importait avant tout de présenter la méthodologie mise en œuvre et les objectifs visés. Dans le détail, nous faisons suffisamment confiance à l’érudition de l’auteur pour dévorer son livre sans garder le crayon à la main – ce qui ne nous interdira pas de noter nos interrogations éventuelles pour y revenir le moment venu (2).
La méthode, donc. Lherminier ne s’avance pas masqué : il ne se veut ni théoricien, ni essayiste, ni critique. Historien, ou plutôt « raconteur d’Histoire », ainsi qu’il se définit : il s’agit d’abord de décrire, de façon chronologique et événementielle, « année par année, presque au jour le jour » ce qui fut le cinéma français ; approche élémentaire – c’est l’auteur qui insiste –, qui laisse le champ libre à d’autres réflexions et analyses et s’intéresse moins aux œuvres qu’à leurs conditions de fabrication. Et autant aux auteurs qu’à l’environnement industriel et économique, technique et commercial : Méliès, son génie imaginatif, certes, mais aussi le cadre financier qu’il avait fabriqué. Sans pour autant se réduire à une description strictement quantitative. Des chiffres, des hommes, donc des œuvres. Ou comment, d’une crise à l’autre (puisque le cinéma hexagonal n’a jamais prospéré que sur fond de catastrophe annoncée), une histoire s’est constituée, dont il convient de retracer la mémoire, à la presque veille de son cent vingtième anniversaire. La division de la période en trois parties reprend le découpage admis : « 1895-1914, L’état de grâce », « 1915-1918, Cinéma de guerre, cinéma de paix », « 1919-1929, Les Années folles du 7e art ». Chaque partie est précédée d’une chronologie politico-culturelle, aide-mémoire toujours utile lorsque l’on n’a pas en tête la date des crises ministérielles ou de l’exécution des compagnons de Bonnot. Après une substantielle introduction générale à chaque partie, chaque année est examinée dans le détail, en une quinzaine de pages pour les premiers millésimes, forcément moins riches, jusqu’à une soixantaine pour les dernières années vingt : analyse soignée des conditions économiques, des tournages de quelques titres célèbres et de leur accueil commercial, liste des films importants, éphémérides précis des principaux événements touchant au sujet (ouverture de salles, décisions gouvernementales, revues de presse, bilans chiffrés) (3). Les Annales ne remplacent pas les monographies à l’usage des spécialistes consacrées, ces récentes années, à Léonce Perret, Marcel L’Herbier, Camille de Morlhon, Édouard Émile Violet, Germaine Dulac, André Antoine ou Albert Capellani (à paraître bientôt), elles en rassemblent l’essentiel dans un même volume. Si l’on ajoute les soixante pages de notes, bibliographie, index multiples et la vidéographie inédite (établie par Bernard Bastide) de tous les titres muets disponibles en DVD, on entrevoit la richesse des éléments fournis. Puisque la redécouverte de ce pan longtemps négligé de notre patrimoine semble bien engagée, via le Service des Archives du Film, le spectateur curieux et qui n’a pas sur ses rayons tous les numéros de 1895, la revue de l’AFRHC (Association française de recherches sur l’histoire du cinéma), disposera désormais d’un vademecum de choix. Le seul problème est d’ordre pratique et qu’il ne s’agit pas d’un vademecum, au sens étymologique, à moins de ne se déplacer qu’avec le lutrin nécessaire. Mais, bien installé dans son cabinet de lecture, quel plaisir d’arpenter en si bonne compagnie une zone encore pleine de mystères, en attendant les prochains volumes. Et que l’ouvrage s’ouvre par un coup de chapeau à Jean George Auriol, fondateur de la première Revue du cinéma et grand oublié des historiographes, procure un bonheur supplémentaire.
P.-S. Un lapsus calami (clavieri ?), dans notre recension du Renoir de Pascal Mérigeau, nous a fait mélanger deux Cahiers de capitaine, ceux de Coignet et ceux de Georges. C’est du second qu’il s’agissait, évidemment (merci au lecteur affûté qui nous l’a fait remarquer). Sans doute le cinéaste avait-il lu les souvenirs du grognard publiés en 1883 par Lorédan Larchey (sinon pourquoi un tel titre ?), mais il n’y avait pas motif à confusion de notre part. Pan sur le bec…
- Le volume 6 (376 p.), paru le mois dernier, analyse les titres allant de Ce cher Victor (1974) à La Chauve-souris (1931). On peut raisonnablement envisager que Les Zozos figureront dans le volume 30, au minimum. Pour tout savoir sur cette valeureuse entreprise : www.aide-memoire.org.
- Tout ce que l’on a pu relever, au premier regard, ce sont des graphies défectueuses, genre Valéry Larbaud et Lyon-Montplaisir…
- On peste contre les 611 films (dont 171 américains) sortis en 2011 : en 1927, 581 titres (dont 378 américains) avaient été exploités. La surdose n’est pas récente.
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