Il ne la signera d’ailleurs pas, cette série, puisque les sept films qui la composent n’affichent aucun nom au générique, simplement celui d’organismes de production gouvernementaux, Office of War Information et US Army Signal Corps. L’anonymat est la règle : aux mêmes dates, les films de John Ford, The Battle of Midway et Pearl Harbour, sont dus à l’US Navy, Report from the Aleoutians (tous dans le DVD n° 4), tourné par John Huston, au Signal Corps. Pas question de se mettre en avant : c’est un pays tout entier qui s’exprime. Si l’on connaît les dessous de Pourquoi nous combattons, c’est parce que Capra y revient assez longuement (plus de trente pages) dans ses mémoires, Hollywood Story (Ramsay Poche, 1985), où il reconnaît le rôle éminent des collaborateurs qu’il avait choisis : Anatole Litvak, coréalisateur, Anthony Veiller, scénariste et William Hornbeck, monteur. L’enjeu était primordial : réussir, dans la catégorie a priori rebutante des œuvres d’« instruction militaire » (1) (à l’origine, rien n’était destiné au public), des films échappant à la niaiseuse propagande guerrière. Pour galvaniser les boys bientôt envoyés à des milliers de kilomètres défendre les idéaux démocratiques, il fallait trouver autre chose que les clichés habituels. Capra et Litvak (2) firent le pari d’un discours adulte, mêlant analyses historique et politique, utilisant le riche fonds de l’assistant du Trésor Samuel Klaus – tous les films d’actualités allemands et japonais des dix dernières années. Et si le premier opus de la série, Prelude to War, décrocha l’oscar du documentaire 1942, ce n’est pas par protectionnisme (Roosevelt, après visionnement, avait insisté pour que le film soit exploité normalement), c’est parce qu’il constitue un modèle de pédagogie inspirée : la perspective établie sur la décennie 1931-1941 et la montée des périls, si elle ne nous étonne plus aujourd’hui, représentait à l’époque un travail d’une intelligence et d’une clarté rares.
Intelligence et clarté que l’on retrouve à un degré égal dans les six films suivants, The Nazis Strike, Divide and Conquer, les trois Battle of (Britain, Russia, China) et War Comes to America. Les séquences d’animation des cartes, qui matérialisent les stratégies d’invasion ou les évolutions des combats, sont aussi plaisamment didactiques que leurs équivalents du Dessous des cartes d’Arte. Capra n’invente pas le documentaire, Flaherty et Vertov étaient déjà passés par là, Leni Riefenstahl aussi et Joris Ivens arpentait la planète depuis dix ans (3). Mais il élabore un style de montage documentaire qui perdurera longtemps – pas de différence de nature entre Why We Fight et Mourir à Madrid, de Frédéric Rossif (1963). Il sait emprunter aux bonnes sources : on peut repérer dans les plus impressionnants de la série, The Battle of Britain et The Battle of Russia, des extraits de London Can Take It et de Fires Were Started d’Humphrey Jennings ou du Blocus de Leningrad de Roman Karmen. On comprend enfin le renom attaché à Pourquoi nous combattons, considéré comme un tournant par les histoires du cinéma : nous en connaissions des morceaux, c’est, à notre connaissance, la première fois que l’on peut savourer en continuité les sept heures et plus de la série complète.
Ne contiendrait-il que ces trois DVD que le coffret des éditions Montparnasse serait déjà mémorable. Mais trois ensembles complètent le panorama d’Hollywood en guerre : « la bataille du Pacifique », avec les deux films de Ford et celui de Huston déjà cités, « le front européen », avec deux titres de Wyler, Memphis Belle et Thunderbolt, et San Pietro de John Huston, et enfin « l’épilogue de la guerre », avec derechef Huston (Let There Be Light), Nazis Concentration Camps de George Stevens et le film tourné par le gouvernement américain (il y en eut d’autres, dont celui de Karmen) sur le procès de Nuremberg. De nouveau sept heures de visionnement, alternant films « aériens » (Ford et Wyler) et films de terrain (Huston et Stevens). Rien à jeter parmi ces dix titres : certes, on devrait être mithridatisés depuis que les correspondants des guerres modernes, Irak ou Afghanistan, avec leurs caméras embarquées, nous font vivre les conflits comme si nous y étions. Et pourtant, la surprise naît devant les prouesses techniques et humaines accomplies par les uns et les autres, aviateurs et cameramen, surprise accrue par la couleur, cet étonnant Technicolor du début des années 40, à la fois criard et éteint ; l’émotion surgit, comme devant ces films d’amateurs tâtonnants, accentuant la fragilité et la proximité des combattants, avec leurs flight-jackets et leurs pantalons marron. Nous ne sommes pas au cinéma, les pilotes ne ressemblent pas à Spencer Tracy ou à Robert Taylor, ce sont des gamins qui plaisantent en sachant que la mort est proche.
Plus que les irréprochables films de Ford (oscarisés en 1942 et 1943), ce sont ceux de Huston qui émergent, chacun abordant l’extrême : Les Aléoutiennes restitue parfaitement cette vision d’un enfer glacé qui transparaît dans la correspondance de Dashiell Hammett (il y passa plusieurs mois). La bataille de San Pietro, filmée à ras du sol au cœur d’un des combats les plus saignants de la campagne d’Italie (1 100 morts en quelques semaines), demeure un puissant témoignage sur la survie sous la mitraille (Huston s’en souviendra pour tourner The Red Badge of Courage en 1951). Quant à Let There Be Light, on comprend mal aujourd’hui ce qui en a fait un film interdit pendant trente-cinq ans : les soldats polytraumatisés (névroses, paralysies, amnésies), traités par hypnose ou narco-analyse n’ont rien d’épouvantable, au contraire – beaucoup sortiront guéris de l’hôpital. Le Ministère y voyait surtout une atteinte au mythe du soldat vainqueur – la guerre une fois gagnée, pas question de montrer des combattants en quenouille ; une prothèse, à la rigueur, peut signifier la valeur du guerrier, mais pas la bave aux lèvres, les genoux tremblants ou l’aphasie motrice. Cachons cette faiblesse que l’on ne saurait voir.
George Stevens a tourné en couleurs la libération de Paris. L’ouverture des camps, il l’a filmée en n & b. La plupart de ses plans ont été réemployés dans tous les films de montage, Nuit et Brouillard en tête. Ils n’ont pour autant rien perdu de leur force, et l’horreur ne s’atténue pas au fil des accumulations de charniers. Les abat-jour en peau humaine, exposés aux yeux des visiteurs (ce sont les habitants du village voisin, contraints par les libérateurs d’affronter ce qu’ils prétendaient ignorer), sont encore plus éprouvants, ainsi replacés dans leur contexte. Dachau et Buchenwald exceptés, ce sont des camps peu connus que Stevens découvre, Penig, Hadamar, Breendonck, Nordhausen, petites structures mortelles quasi artisanales. Le frisson qu’ils éveillent n’en est pas moindre.
Depuis 1945, la guerre a fait des progrès, techniquement parlant – ah, cette belle première guerre du Golfe, vécue comme un jeu vidéo… L’extermination industrielle du prochain ne surprend plus, déversée par les inépuisables robinets d’infos. Après six décennies, il est heureux de pouvoir disposer d’images pas encore émoussées par leur multiplication, capturées par des cinéastes qui avaient conscience de ce qu’ils filmaient. Porteurs d’une morale, peut-être ?
- Comme on a pu le constater récemment avec les films français du DVD accompagnant Le Cinéma et la Guerre d’Algérie de Sébastien Denis (cf. QL 1 004).
- Qui avait beaucoup bourlingué depuis son Ukraine natale, via l’Allemagne et la France, avant de signer aux USA le premier film antinazi, Confessions of a Nazi Spy (1939).
- Ivens que l’on retrouve associé à Capra pour Know Your Enemy : Japan (1945, DVD n° 4), jolie réunion d’un militant internationaliste et d’un républicain certifié (Capra avoue dans ses mémoires que Roosevelt a failli lui donner envie de devenir démocrate…).
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