René Kaës est l’un des quelques psychanalystes contemporains qui se confrontent à la difficulté de penser l’articulation entre l’individu et le collectif. Dans son livre Les Alliances inconscientes, il démontre que l’alliance a une double composante, à la fois positive et négative. La volonté de s’accorder révèle en creux l’existence de désaccords, que l’alliance vise à surmonter : « Toutes les alliances sont tendues entre ordre et chaos, entre désordre et régulation » (p. 3). Il y a une économie de l’alliance : chaque protagoniste en attend des bénéfices, ce qui suppose de s’entendre sur ceux qui n’en feront pas partie et aussi de désigner des tiers pour exercer la fonction symbolique de garants.
L’alliance établit un ordre humain qui, pour être efficace, a besoin d’être reconnu par les institutions (politiques, religieuses ou sociales). Dans la pensée de Rousseau, le contrat social résulte de la volonté des hommes d’instaurer entre eux une véritable égalité juridique en dépit des différences naturelles. Chez Hobbes, l’état de société est rendu nécessaire par l’insécurité de l’état de nature. C’est ici dans sa dimension consciente que l’alliance est considérée.
L’alliance est inconsciente quand certains de ses contenus (ou objets) demeurent inconscients pour les sujets qui la nouent. De telles alliances sont à l’œuvre dans les liens de filiation et dans les liens amoureux, sous la forme du contrat narcissique. Mais c’est sur le champ social et politique que l’analyse de Kaës nous intéressera ici. Il explique que Freud n’a pas théorisé les alliances inconscientes mais que son œuvre nous donne matière à comprendre leur fonction, doublement structurante : pour l’individu et pour les institutions sociales et culturelles. On peut y relever trois formes d’alliance : le pacte des Frères, l’alliance avec le Père et le contrat de renoncement à la réalisation directe des buts pulsionnels destructeurs.
En effet, dans Totem et Tabou, Freud développe le mythe de la horde primitive soumise à la domination d’un Père archaïque, meurtrier et tout-puissant. Le meurtre du Père par les Frères est fondateur. De lui résulte une communauté de Frères dont le lien au Père est désormais symbolisé. Ce moment mythique est celui de la formation des alliances de base entre générations. Il implique le renoncement de chacun à la réalisation directe des buts pulsionnels, condition première de toute communauté de droit.
Collectivement coupables d’avoir tué le Père, les Frères se sont entendus pour constituer les trois interdits organisateurs du contrat totémique: l’interdiction de l’inceste, du meurtre et du cannibalisme. Ce passage est celui de l’émergence du droit et de la culture, qui présupposent « la non-satisfaction de puissantes pulsions » (Freud).
Chaque sujet ne s’inscrit de manière vitale dans le lien social que si ces trois formes de l’alliance (et les trois interdits fondateurs) ont déjà été établies et assurées par toutes les générations qui le précèdent.
L’avènement de la culture est une conquête sur les pulsions meurtrières et sur le narcissisme, il reste donc fragile. La désignation de garants est nécessaire à son maintien. Kaës affirme que c’est la parole des garants qui doit rappeler les interdits : « Dans les alliances structurantes, la parole est éminemment ordonnée à la fonction symbolique du lien pour chaque sujet » (p. 99). La désorganisation des alliances – la transgression des tabous par exemple – entraînerait des mutations sociales et psychiques qui mettraient en péril le collectif.
[ Extrait ]
« Il est toujours possible d’unir […] par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »
Freud, Malaise dans la civilisation.
Patricia De Pas
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