Velimir Mladenović : Le titre symbolique de votre roman nous suggère que vous racontez une histoire sur votre maladie avec une distance temporelle. Est-ce que je pourrais vous poser une question théorique : comment écrire après une maladie grave ?
Matthieu Mégevand : Le titre indique en effet que le récit s’intéresse à « l’après ». L’après une grave maladie, survenue vingt ans plus tôt. Durant tout ce temps, il s’agit de suivre, chronologiquement, ce qu’un tel événement laisse comme traces (physiques, affectives, existentielles, etc.) chez le narrateur. Lorsque j’écris ce texte, il y a donc vingt années de distance vis-à-vis de la maladie, et le sujet n’est finalement pas celle-ci, mais encore une fois ce qu’elle engendre comme bouleversements intimes, sociaux, affectifs, philosophiques. Bien entendu, l’écriture, comme tout le reste de l’existence, est entachée, ou plutôt imbibée de cet événement traumatique.
V. M. : Le narrateur, dans le roman, expose de manière détaillée le processus de guérison, la chimiothérapie, l’insomnie et la dépression. Quelle était votre perception de l’importance de les partager ?
M. M. : Il y a en effet une volonté de partage, ou plutôt d’adresse au lecteur concernant la condition du narrateur. Tomber gravement malade (en l’occurrence un lymphome de Hodgkin) à 21 ans transforme et agit durablement sur l’existence. On ne perçoit plus le temps, son corps, sa relation aux autres, et puis plus fondamentalement les questions de « sens » (origine et destinée humaine, foi, amour, création, etc.) de la même façon. C’est un processus évolutif qui n’a pas de fin (on n’arrive bien entendu jamais à une « conclusion » ou une certitude sur de tels sujets), mais dont il me semble toutefois important de rendre compte. Je pense aux moments douloureux, pénibles, mais aussi à ceux qui sont plus lumineux, complets, ancrés – et à cette oscillation même qui persiste tout au long de la vie.
V. M. : Les maladies décrites dans le roman, ainsi que le vieillissement, sont incontestablement les pires ennemis de l’homme. Cependant, dans le roman, le temps est l’ennemi le plus redoutable du narrateur, car un malade ne peut pas anticiper son avenir.
M. M. : Lorsqu’on tombe malade, la temporalité est profondément bouleversée. Par la maladie elle-même puis par la période de traitement. Tous deux imposent leurs rythmes propres face auxquels on ne peut rien. Une fois guéri, la cicatrice de la maladie demeure, mais il s’agit désormais de retrouver une position de sujet, et non pas d’objet, vis-à-vis du monde et du temps qui passe. Or, c’est extrêmement compliqué de se remettre dans cette espèce d’inconscience (voir d’inconséquence) vis-à-vis du temps lorsqu’on a connu la menace de la mort et l’incapacité à se prévoir un avenir. Il y a dès lors une alternance (ou, encore une fois, une oscillation) entre un temps très précieux dont on ne veut pas perdre une miette (car on en connaît la juste valeur), et un temps menaçant, lourd, pesant (lorsque, par exemple, on est assailli par l’angoisse de la maladie et de la mort). Le récit tente d’aborder ces deux facettes, précieuses et douloureuses tour à tour.
V. M. : Une pensée intéressante est présente dans le roman. Le narrateur n’a pas trouvé de réconfort dans la religion, mais dans un abri pour les jours heureux, et affirme qu’il a commencé à croire par gratitude. Pourriez-vous nous donner des explications sur ce concept ?
M. M. : Dans cette sorte de « quête de sens » – ou d’absence de sens – que la maladie impose tout au long de ces vingt années, la question de la foi est bien entendu incontournable. La tentative d’explication face au mal, à la souffrance absurde, sans aucune raison apparente est une constante de l’humanité depuis des milliers d’années. Pourquoi nous arrive-t-il ce qu’il nous arrive ? Les religions ont toutes proposé une explication, et le narrateur s’y intéresse (comme à d’autres tentatives de réponses). La particularité est que, très vite, ce n’est pas la question du sens du mal qui domine, de la souffrance – qui restent à ses yeux absurdes et sans motif –, mais plutôt la gratitude extraordinaire que l’on peut parfois ressentir vis-à-vis du beau, du bien, de l’amour, tout ce qui nous illumine dans cette vie. « L’abri pour les jours heureux », c’est cela, l’envie (qui finira par disparaître au bout de quelque temps) de croire par gratitude, la sensation de reconnaissance vis-à-vis de tout ce qui nous embellit et nous fait, ici-bas, vibrer.
V. M. : « Ce que l’on nomme “littérature” ou “art” ou même “culture” n’a pas de sens » est une phrase du roman. Selon le narrateur, ce qui importe le plus, c’est la vibration qu’une œuvre d’art provoque chez le spectateur. Vous avez raconté cette histoire pour donner la voix. À qui ?
M. M. : Ce que le narrateur constate, après vingt ans à s’interroger, c’est que, à ses yeux, seule la vibration compte. C’est une tentative un peu sommaire et forcément incomplète de décrire l’état qui permet à un homme de se sentir pleinement vivant. Vis-à-vis d’un autre être humain (dans le partage, l’amour, la nourriture de l’échange), d’un lieu (mer, montagne, lac, simple petite forêt ou ruisseau en bas de chez soi), de son propre corps (en faisant du sport, l’amour, quelques excès) et de l’art en général. Je parle du moment où l’on sent cette vibration à la fois en nous et dans ce qui nous fait face. Cette notion de vibration me semble préférable pour tenter d’appréhender les moments, les endroits, les choses, les êtres qui donnent à nos vies du surplus, de la puissance, de la matière, plutôt que ce que l’on appelle « littérature » ou « poésie » ou « nature » ou que sais-je encore et qui, par définition, exclut ou limite. Si quelqu’un se sent bouleversé par un roman dit de gare autant qu’on peut l’être par Rimbaud, alors l’effet (la vibration) est la même, tandis que la « qualité » de l’objet ne l’est évidemment pas. Or, pour vivre cette vie parfois traversée de douleurs et de néant, à mon sens la vibration seule compte et importe – à la fin des fins, on ne se souviendra que d’elle.
V. M. : La littérature pourrait-elle être un remède efficace ?
M. M. : Ce n’est pas la panacée, bien sûr. Mais, comme écrivain, l’acte d’écrire, de restituer, de condenser, de cerner, de délimiter, de transmettre enfin, permet de se débarrasser d’une partie de ses fantômes. Nicolas Bouvier le disait par exemple très bien à propos de son séjour maléfique à Ceylan, qu’il ne racontera que vingt ans plus tard dans Le Poisson-scorpion. Le fait d’écrire (en transposant, en modifiant, en recréant) vous libère, vous décharge, mais en partie seulement. Il reste toujours une part inamovible, des spectres qui refusent de vous quitter. Quant à la littérature (au sens large) comme lecteur, c’est au moins aussi important. Des livres comme ceux de Pierre Zaoui (La Traversée des catastrophes), d’Aharon Appelfeld (Histoire d’une vie) ou très récemment de Caroline Lamarche (Cher instant je te vois) par exemple, comptent, nourrissent et vous révèlent à vous-même au point de modifier votre rapport au monde, à la mémoire, aux autres ou au sens de l’existence.
[Matthieu Mégevand est un écrivain suisse. Il a publié Ce qu’il reste des mots (Fayard, 2013) et Les Lueurs (L’Age d’homme, 2016). En 2018, il publie La Bonne Vie, en 2019 Lautrec puis, en 2021, Tout ce qui est beau, chez Flammarion. Enfin, Comme après, Actes Sud, 2024.]
[Extrait]
C’est peut-être aussi que j’approche de mes quarante ans et que presque la moitié de ma vie aura désormais été vécue après cet événement. Je ne peux pas indéfiniment ressasser les mêmes peines. En revenir sempiternellement au même thème. Ces quelques mois de tempête qui deviennent, dans mon esprit, toujours plus lointains et vaporeux, il faudra bien qu’un jour ou l’autre je consente à leur dire adieu. Car je les reprends avec de moins en moins de fidélité, je reconstruis un déroulé, des affects, des conséquences qui n’ont probablement plus grand-chose à voir avec ce que j’ai vécu.
C’est que, en vérité, jamais je n’aurais pu imaginer parvenir à l’âge que j’ai désormais. Tout juste guéri, à vingt-deux ans à peine, je me serais estimé heureux de parvenir à atteindre, disons, la trentaine. Lorsque l’oncologue me prévenait que les effets potentiellement néfastes de la radiothérapie pourraient se manifester vingt ou trente ans après le traitement, c’est comme s’il m’avait évoqué un autre siècle ou la mort du soleil. J’allais d’une année à l’autre persuadé qu’il n’en resterait pas. Mais les ans se sont succédé et s’entassent à présent derrière moi.
Matthieu Mégevand, Comme après
Velimir Mladenović
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