Les forêts sont les images sensibles de notre monde. Entretien avec Hélène Dorion

Dans cet entretien, l’autrice canadienne Hélène Dorion nous présente Mes forêts, son livre de poésie inscrit au programme du bac depuis l’année dernière, ainsi que son roman, Pas même le bruit d’un fleuve, qui vient de paraître chez Folio.
Dans cet entretien, l’autrice canadienne Hélène Dorion nous présente Mes forêts, son livre de poésie inscrit au programme du bac depuis l’année dernière, ainsi que son roman, Pas même le bruit d’un fleuve, qui vient de paraître chez Folio.

Velimir Mladenović : Vous êtes la seule écrivaine vivante dont une œuvre est au programme du baccalauréat. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs d’où viennent ces forêts ? Si je ne me trompe pas, vous résidez dans un environnement forestier, et, dans ce recueil, vous évoquez également les forêts intérieures.

Hélène Dorion : J’ai commencé à écrire ce livre au moment où je terminais mon roman, Pas même le bruit d’un fleuve. J’étais alors en résidence d’écriture à Banff, dans les Rocheuses canadiennes, et les montagnes qui m’entouraient se sont imposées à moi, de telle sorte que j’ai écrit les premiers poèmes de ce qui allait devenir Mes forêts.

J’ai terminé mon roman, et en mars 2020 est survenue la pandémie, et cette période de confinement nous a mis face à nous-mêmes individuellement et collectivement. J’étais alors chez moi au Québec, dans la forêt d’Orford où j’habite, devant ces « confinés » que sont les arbres, et ce que nous traversions a exacerbé la conscience de notre fragilité en tant qu’espèce, et celle des menaces qui pèsent sur le vivant. Cela m’a incitée à revisiter mon lien au lieu, à cette présence que je croyais connaître, mais que j’ai voulu renouveler à travers l’écriture. Je me suis mise à l’écoute du plus petit, laissant en même temps résonner le chaos de nos sociétés qu’exprimait ce bouleversement. Les quatre mouvements du livre, de « L’écorce incertaine » au « Bruissement du temps », défrichent et déploient ces forêts à la fois réelles et métaphoriques.

Il ne s’agissait donc pas pour moi d’évoquer un environnement particulier, mais d’envisager chaque aspect des forêts comme une image sensible de notre monde, avec ses turbulences et sa splendeur, avec les interrogations qu’il suscite, pour tenter d’éclairer en même temps nos forêts intérieures.

V. M. : La poésie a été le point de départ de votre carrière littéraire. On peut affirmer que vous avez découvert la beauté de la poésie au lycée. Quelle est l’origine de cette transition vers les textes en prose ?

H. D. : Au début des années 2000, deux éditrices m’ont invitée presque au même moment à publier un roman dans la collection que chacune dirigeait. J’avais le projet d’écrire sur l’enfance et d’aller vers la forme romanesque. Ces invitations simultanées ont donc accéléré un processus déjà entamé. Jours de sable, mon premier roman, a paru en 2002. J’ai senti alors qu’un nouvel horizon s’ouvrait pour moi, qui me donnait à la fois un plaisir et des possibilités tout à fait différents. J’ai écrit d’autres romans par la suite, tout en poursuivant ma démarche poétique.

V. M. : Est-ce qu’il y a une distinction entre la puissance du langage dans la poésie et dans la prose ?

H. D. : L’une et l’autre utilisent un même instrument, le langage, mais le processus d’écriture et les moyens formels sont propres à chaque genre. L’écrivain(e) perçoit et éprouve la vie à travers les mots. Je pense que la puissance de la langue peut être la même, que l’on soit dans la prose ou dans la poésie, selon la manière dont on la pétrira pour créer des intensités, des instantanés de présences. La poésie constitue bien sûr un concentré de langage, et la force de l’effet qu’elle peut produire lui est propre, mais un roman ou un essai peuvent aussi être portés par de tels moments de concentration du réel dans la langue. Écrire, peu importe la forme, engendre l’énigme et le concret, des figures de mots qui produisent un effet puissant, transforment le regard, suscitent des émotions ou des réflexions, par l’invention de narrations et de personnages, ou encore de ces univers de mots qu’on appelle poèmes.

V. M. : Quel est votre lien personnel avec la nature ? Elle ne parvient pas toujours à calmer…

H. D. : La nature, on le sait, n’est pas que réconfortante ou salvatrice. Elle est à la fois porteuse de beauté et capable de destruction, et peut devenir sombre ou impitoyable. La nature témoigne avant tout du mystère de la vie. J’y suis donc liée par le respect et l’émerveillement, consciente de ce qui me demeure inconnu, voire impénétrable. Surtout, avec les livres, la nature est une compagne essentielle de laquelle je ne cesse d’apprendre. Je l’observe comme une métaphore de nos vies qui portent le temps des saisons, ce passage incessant entre vents et accalmies, ombres et clartés.

V. M. : Votre roman, Pas même le bruit d’un fleuve, est disponible aux éditions Folio (mars 2024). Est-ce que vous êtes contente de la réception de ce roman en France ?

H. D. : Je suis ravie de le voir paraître aux prestigieuses éditions Folio. Dès sa publication initiale au Québec, en 2020 (éditions Alto), mon roman a reçu un très bel accueil critique et public. Il a depuis été traduit en serbe (éditions Reka), et en anglais (éditions Book*Hug). Le voir maintenant publié en poche chez Folio lui donnera, je l’espère, un nouvel élan en France, soutenu par quelques échos déjà reçus dans les médias lors de sa sortie initiale en 2022 (éditions Le Mot et le Reste).

V. M. : Pour le roman Pas même le bruit d’un fleuve, vous avez raconté une histoire fictive, mais inspirée de votre vie réelle, d’un drame. Il s’agit d’un amour de jeunesse – vécu par vos mère et grand-mère. Est-ce que pour vous c’est important de parler de l’intimité ?

H. D. : L’histoire que je raconte est en effet inspirée d’un fait réel : ma mère a perdu son fiancé alors qu’elle avait vingt-deux ans. Et ma grand-mère a aussi perdu son fiancé durant la Première Guerre. À partir de là, la fiction a pris le relais pour creuser cette réalité intime dont je ne connaissais que quelques bribes. Je crois que l’intimité permet de sonder les profondeurs et les fragilités humaines et qu’elle rejoint ainsi une universalité. Le singulier éclaire ce que nous avons de commun.

V. M. : À travers le roman Pas même le bruit d’un fleuve, vous avez fait découvrir au grand nombre de lecteurs un des plus grands naufrages canadiens. Il s’agit de l’Empress of Ireland de 1914. Pouvez-vous nous expliquer la métaphore du navire en lien avec les chagrins et naufrages émotionnels du roman ?

H. D. : Je raconte une histoire d’échoués et de survivants qui parviennent difficilement à réparer les fractures de leurs vies. Le naufrage de l’Empress of Ireland est venu relier des destins individuels à travers la trame narrative, et comme un reflet de ces vies brisées par des catastrophes intimes. Chacun des personnages se trouve lié sans le savoir à cette tragédie collective, comme il arrive parfois que l’on ignore la source de certaines cassures intérieures. Mon roman fait se rencontrer des situations existentielles et un événement historique. C’était aussi pour moi une manière d’aborder la transmission intergénérationnelle.

[Poète, romancière et essayiste, Hélène Dorion a publié plus d’une trentaine d’ouvrages qui l’ont fait connaître de part et d’autre de l’Atlantique. Lauréate de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux, elle est considérée comme l’une des voix majeures de la poésie francophone. Son œuvre est traduite et publiée dans plus de quinze langues. Avec son livre de poèmes, Mes forêts, elle est la première autrice vivante et la première Québécoise à figurer au programme du baccalauréat en France. Son roman, Pas même le bruit d’un fleuve, a paru en 2024 chez Folio/Gallimard.]

Velimir Mladenović

Vous aimerez aussi