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Les loups dans la maison

La poète et romancière vaudoise Claire Genoux nous entraîne dans un univers où coexistent l’amour et l’effroi. Caresses et coups marquent la peau, les murs et les poèmes.
Claire Genoux
Maison de personne
(Unes)
La poète et romancière vaudoise Claire Genoux nous entraîne dans un univers où coexistent l’amour et l’effroi. Caresses et coups marquent la peau, les murs et les poèmes.

Le paradoxe du titre, Maison de personne, interroge sur la vocation de la maison lorsqu’elle refuse d’offrir un abri, qu’elle n’est plus un foyer. On entre dans les poèmes brefs du livre à bout de souffle, heurtés par les vers courts. Lire est une épreuve face à la violence constamment suggérée, celle d’un accident « côté gravillon », le heurt d’une bouche avec un « sac aux odeurs de corps ». Le « four », le « feu », le « gaz » pourraient nous ramener dans l’univers du précédent livre de Claire Genoux chez Unes, Les Seules, qui mêlait la souffrance devant la perte de la mère à l’évocation des récits de Charlotte Delbo. Les mots en témoignent – des coups à l’accident, de positions imposées jusqu’aux armes réelles ou figurées de l’agression, comme le fouet, le couteau ou le pistolet. Rien n’est énoncé jusqu’au bout, les silences contiennent l’insupportable et autorisent la reprise du souffle : « je dois respirer   je / dois ». Les fragments, dont chaque premier mot constitue le titre, forment un grand puzzle lacunaire et nous placent face à une réalité subie :

LE GAZ

quelques secondes
ou
des fouets
traversaient
   la maison
   je voulais
boire   mais
pleurer
s’écoulait d’un pli
   noir
   de ma bouche

On ne sait qui précisément ni quoi.

Il faut attendre quelques pages pour qu’apparaissent père et mère, des Mères et des Pères comme des rôles vides ou maudits, dans cette Maison de personne. Le non-dit les caractérise, les absente de la maison, coquille vide dans laquelle se débat l’enfant soumise à une violence parfois sexuelle qui s’affirme plus ou moins directement par des images acérées ou brûlantes : 

   obligée
de
mordre le coussin
…et cracher
…car toi
 ton pistolet chargé
visait ma cuisse 

Son corps lui échappe, son cœur serait la fleur d’enfance, « légèrement ivre », cueillie ou arrachée :

   notre maison
continuellement
ses pièces   nous
remplissent
   surtout ta main
entre
mes cuisses
ton visage   ta vieille
   lèvre balayée
par le vent 

Par qui est habitée la maison vide avant peu ? À qui appartient le corps de l’enfant dépossédée d’elle-même ? La maison elle-même peut se montrer « féroce », avant d’être victime. Voici des « pièces / fâchées / cognées   de poings ». Le poème interroge : « et que fait-on des / corps / de maisons / courant nus / sous leurs chemises / toutes petites / chemises   sales / et pointues ». La vulnérabilité gagne les meubles : « nos lits / sont couchés / là / si maigres / lits ». Au jardin les arbres inquiètent quand apparaît « une branche / bourrée / de doigts », alors qu’un rosier « a tenté de se pendre ». L’enfance violentée, son « bagage / jeté / contre la porte », s’en ira, « gelée ». Le monde extérieur ne peut être un refuge.

Les loups ne sont pas que dans la forêt voisine, prenons garde aux maisons : « seule   j’essaie / j’essaie d’être / seule / mais des loups / y habitent ». Changer de maison serait passer d’une menace à une autre. Père et Mère morts, l’enfance enfuie, c’est « maison de personne », comme le sera la maison suivante quand la fillette devenue grande entrera à son tour dans « le va-et-vient / des Mères ».

La poète-romancière revient souvent dans ses livres sur ce que représente l’acte d’écrire, qui vient de l’enfance et toujours la rejoint. Dans un essai édité cette année, L’Écriture racontée à mon père[1], elle montre qu’écrire, « une forme de criminalité », est « un combat rapproché » avec la vie, avec la langue et avec soi : « Écrire, ce sera toucher le monde par-dessous, sa pulsation noire, son éruption muette. » Si « [é]crire est une bonne cachette », pour le faire, « il faut s’exiler ».

L’épigraphe initiale d’Éric Sautou s’adressant à sa mère morte (« J’ai voulu pour mieux vivre / te hanter ou hanter / paisiblement ta maison ») utilisait le verbe hanter dans ses deux sens. La maison encore présente permet pour un moment d’approcher la vie enfuie et de reprendre le dialogue interrompu.

Dans Maison de personne également, le poème échappe à (ou s’échappe de) son auteure. Les fantômes les plus chers peuvent s’y retrouver, on peut même les y entendre :

Écrire

   a un sens
où   un peu des
chambres
   un peu d’une Mère
d’un Père
restera pris

Le livre est une maison, provisoire comme toutes les maisons, comme tous les corps. Une maison située sous l’autre, ou au-dessus. Les « je ne sais pas » viennent contredire les « je sais ». Le poème enregistre et témoigne :

   je
ne sais pas pourquoi
   écrire
me regarde tomber 

Le « je », « écrire », la « maison » se rapprochent, adhèrent, se détachent tour à tour. 

écrire   je sais
   est un ange
blessé 

Dans cette vie, où « personne / n’existe / pour longtemps », l’oubli guette. Écrire, même criminel, reste innocent. Issu de l’enfance, il y retourne et renouvelle ses blessures.

[1] Claire Genoux, L’Écriture racontée à mon père et autres textes, Lausanne, BSN Press, 2024.

Isabelle Lévesque

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