Véronique Bergen : Dans Le Siècle deleuzien, tu explores la pertinence de la phrase de Foucault : « un jour peut-être, le siècle sera deleuzien ». Tu pointes les concepts deleuziens de « multiplicités », variétés », « différences »… qui condensent la signature d’un changement d’époque, partant d’une manière de penser. Quels sont les paramètres et les personnages conceptuels inventés par Deleuze qui font de lui le voyant, le sombre précurseur du contemporain ?
Jean-Clet Martin : Foucault, en effet, invoque un théâtre de la philosophie relativement à Deleuze. Et c’est vrai que l’idée de personnage est prépondérante dans son œuvre. Deleuze ne se contente pas de dire que le philosophe crée des concepts. Il lui faut des personnages pour les porter, les déplacer. Il y a plein de personnages chez Platon. Mais ce n’est pas propre aux dialogues. Aristote, plus dissertatif, est lui-même dans un espace où l’on croise des chevaux, des marins, des amis, des ennemis, des êtres prudents, passionnés, d’autres qui ne le sont pas du tout. Chez Descartes, il y a l’idiot : faire l’idiot, c’est une caractéristique du doute. Et on y croise le rêveur, le malin génie… Ce dernier est trop vite abandonné. Il faut le reprendre et le rejouer. Je crois que mon personnage à moi, c’est une espèce de Malin Génie lâché dans un labyrinthe, un Dieu qui n’est créateur que parce qu’il n’a pas de plan, parce qu’il ne sait pas à quoi va ressembler sa création. Il compose un labyrinthe qui bouge, qui croît par le bord, un labyrinthe vivant, un espace dont nous savons que le plan se modifie sans cesse, à l’image d’une évolution créatrice. C’est une variation. Alors le monde n’est plus compris comme une totalité, à moins que ce tout se brise, se recompose sans cesse. C’est ce que Deleuze appelle « chaos » par opposition à l’infini que je peux mesurer, circonscrire entre deux limites. Le chaos est plutôt une chevelure débridée, fils du vent, fille des moires, des mutants dont les réseaux nous font voir des contours nouveaux… qui n’ont pas vraiment de descendance. Curieuse filiation, dénouée.
V. B. : En effet, tu écris que « la pensée de Deleuze ne renvoie à aucun héritage », qu’elle pratique la greffe, la « pollinisation » de pensées bourdonnantes à qui elle a « fait un enfant dans le dos ». S’il y a un héritier audacieux, corsaire, intempestif de Deleuze, il a pour nom Jean-Clet Martin. L’ouverture de Deleuze aux champs de la littérature, de la peinture, du cinéma, des sciences, la pensée et la mise au travail des interférences entre « Chaoïdes », tu ne cesses de la pratiquer depuis Variations :La philosophie de Gilles Deleuze, Ossuaires, ensuite avec Van Gogh, Borges, L’Œil-Cerveau. Peux-tu exposer ta façon d’ouvrir les problèmes par le milieu, de féconder la philosophie par la science, l’art par la philosophie à l’exemple des noces prousto-deleuziennes du bourdon et de l’orchidée ?
J.-C. M. : Oui, si on me demandait de m’expliquer sur ce que j’ai fait, je dirais que j’ai réécrit une nouvelle esthétique débordant celle de Kant : une manière de sentir qui associe des sensations végétales, animales, cybernétiques. Il y a des pavés tactiles remarquables… Et c’est encore plus extraordinaire pour l’animal. Donc, en effet, la guêpe et l’orchidée, le tournesol et le soleil… La phénoménologie, avant nous, a essentiellement pensé l’esthétique du point de vue humain, celui de l’intention. Moi, je pense par « intension », intensité, selon une forme de phénoménologie brisée, souvent jugée inesthétique depuis les canons du Beau ou du Génie. De ce fait, je vais lorgner dans cette région supposée inesthétique pour en faire mon motif. Hegel parlait d’un morceau de sel, de son ordre propre, pas du tout intentionnel. Il y a, en longeant le lierre, un champ de croissance, pour la fleur une sensation de soleil qui l’ouvre. Les branches d’un arbre ne croisent les autres que par évitement. L’art et la science se font évidemment les complices d’un tel vitalisme, de cette « âme du monde » que j’ai tâché de saisir depuis Aristote, mais pour des vues, des observateurs partiels, qui croisent les mathématiques, les démons de la physique. Sentir de cette manière, ça suppose qu’il nous faut lâcher l’humanisme qui fait de l’homme le centre des choses. Il y a une prise de risque, une manière de critique qui induit de grands débordements, de grands chamboulements parfois cliniques. C’est vrai chez Artaud, ou encore pour Van Gogh : ils expérimentent des contrées torrides et sauvages. Les livres que j’ai faits sont tous dans le sillage d’un tel risque.
V. B. : On pourrait parler alors de cet « enfer de la philosophie », pour reprendre le titre d’un de tes essais, qui s’avance comme sa condition d’émergence ? La légende du siècle deleuzien n’est-elle pas celle de l’impensé, de la crise que la pensée rencontre et à laquelle elle doit riposter afin de se conquérir ?
J.-C. M. : Oui. Penser, ce n’est pas jouer trivialement à des questions pour jeune prodige, ni même jouer à l’expert, au spécialiste. Et Aristote, Descartes, Hegel montrent une résistance bizarre devant l’opinion, devant les vérités majoritaires. Sont bizarres les pensées qui ne partagent pas les forces d’une norme. « Vous êtes bizarre », voilà la formule qui condamne ceux qui pensent. Alors, il faudrait surtout ne pas anesthésier la charge explosive des philosophes évoqués par un commentaire universitaire. Mieux vaut forcer le trait au point d’en distiller la nitroglycérine. La philosophie est un genre explosif et le philosophe un artificier. Et du coup, il forge non seulement des armes, mais des légendes, des feux d’artifice qui entrent dans le siècle mais pour en sortir, pour en marquer une exception et porter le regard vers une autre histoire. Hugo lui-même était un expatrié de naissance quand le siècle se fait légende, expérimentation d’un monde. C’est exemplairement le cas de Foucault, qui s’intéresse à la prison, à la folie, aux pratiques sexuelles où s’exposent, sous son éclairage le plus gênant, des concepts comme ceux de résistance et de subjectivation. Un sujet, au lieu d’être une essence immuable, une dignité morale, un fondement stable, est au contraire un résistant, une singularité qui riposte et se déplace sans cesse vers des terrains extérieurs et des marges mineures. Il mine l’espace pour explorer d’autres passages.
V. B. : Tes lectures de Descartes, d’Aristote, de Hegel, creusent à l’intérieur de leurs œuvres des terriers qui font voler en éclats la vulgate (la méthode vers le vrai de Descartes, l’hylémorphisme d’Aristote, la totalisation rationnelle et téléologique de Hegel…). Tu rouvres des strates dans des corpus figés sous les clichés, tu retrouves les naufrages sous des architectures que les exégèses ont stabilisées. Une des signatures du siècle de Deleuze sur laquelle tu reviens à maintes reprises est celle d’un temps hors de ses gonds. « The time is out of joint », disait Hamlet. Ta lecture repère-t-elle les lignes où les textes sortent de leurs gonds ?
J.-C. M. : Je crois que le temps est le concept le plus mal compris. Tous mes écrits concernent un art de reformuler l’idée de temps et de longer sa ligne d’effritement, les bifurcations de son cours. « Bifurquer », c’est un peu le titre de la collection que j’inaugure chez Kimé. Le temps, il faut l’aborder autrement, comme celui qui perd un membre et qui pourtant se met à sentir de nouvelles latitudes avec sa jambe manquante. Grandeur du capitaine Achab sous ce rapport... Mais imaginons l’animal. Une tortue par exemple. Elle est d’une lenteur infinie. Or, dans un monde de pesanteur, elle sait attendre et forcer la gravité devant un Achille terrassé par le poids des armures, de la charge d’un monde hostile… La matière, c’est encore pire. « Il faut attendre que le sucre fonde », disait Bergson, c'est-à-dire non pas mesurer combien de temps il faut, mais plutôt éprouver la modification d’une matière qui de solide devient aqueuse. C’est un peu l’histoire du sablier avec ses grains moléculaires qui soudain deviennent liquides en face du trou qui les aspire. Dans ce passage, il y a un passage de la nature elle-même, comme une porte vers l’enfer, une entrée dans un vortex qui modifie tout. Alors on se place devant une bifurcation et le temps mesure non plus le changement mais au contraire le produit, fait se disloquer le réel.
V. B. : Sur la scène de théâtre philosophique, tu intriques presque quantiquement le vitalisme de Deleuze et la déconstruction de Derrida, à qui tu as consacré deux essais. Comment les croises-tu en ce qui concerne leurs réflexions sur l’animalité, le devenir animal, la dissolution du moi, du propre, leurs ouvertures aux mondes non humains ?
J.-C. M. : C’est tout à fait ça, un Deleuze ondulatoire qui longe les devenirs, et un Derrida corpusculaire qui divise la cendre, qui suit le tracé le plus fin, l’effritement, la dissémination. Et l’un et l’autre font de la différence le frayage d’une porte vers l’inesthétique des sensations animales. L’approche humaine se volatilise pour d’autres entrées, pour épouser des informations, des formalisations, des signes qu’on reçoit avec des instruments, des prothèses qui font comme un radiotélescope pour fabriquer les concepts correspondants. L’artiste ou le mathématicien développent des sens de ce genre. Ils sont équipés pour voir avec des lentilles qui sont autrement affûtées. C’est éminemment le cas de la littérature, qui avec Kleist perçoit en marionnette ou avec Kafka se métamorphose en cloporte. Les paramètres fondent, il faut construire une topologie que peu d’hommes supporteraient sans mourir.
V. B. : Dans ton théâtre philosophique, où soufflent aussi les voix de Lowry, de Melville, quelles sont les lignes d’erre, les zones de vacillement de Badiou que tu réactives ? Sur la question de l’événement, de l’extra-être notamment ?
J.-C. M. : L’extra-être, ça veut dire qu’en effet l’ontologie, l’être abordé par des catégories comme celles de la causalité, du nombre, va au gouffre. Et l’événement, c’est un trou qui vient ronger l’être comme un acide, une espèce de néant qui le fait devenir autre chose, qui l’entraîne vers un état liquide, aérien, où tout change de nature. Il y a quelque chose d’imprévisible dans l’événement. Mais l’être, ça ne veut rien dire, et on comprend que Parménide déjà, à la vitesse de son char, lorgne vers le néant, vers une voie tourmentée, torsadée, qui est comme son ombre. Il me semble que sur ce point Badiou et Deleuze ont à dire quelque chose. L’événement marque l’expiration de l’être, la clameur de l’être qui se révèle non pas dans la fatigue de l’ennui, mais quand l’être tombe de sommeil comme dit Nancy ou encore d’épuisement. C’est celui qui épuise les possibles, dans le cauchemar, qui nous révèle la force de l’événement. Mallarmé le fait bien quand les dés tombent comme un navire roulant sous les vagues, dans un naufrage qui, entre deux éclampsies, signe une dernière constellation.
V. B. : Sur quelles lignes de faille le siècle de Deleuze rencontre-t-il le principe d’incertitude de la physique quantique ? Quelles connexions établis-tu entre le plurivers comme labyrinthe, le « chaogito » comme dit Nancy à propos de Descartes et l’empirisme transcendantal ?
J.-C. M. : Cette ligne de faille, Mallarmé pourrait nous en souffler l’idée. L’incertitude et le hasard sont les seuls maîtres. Plus aucune trajectoire ne suit un cours nécessaire. Le cours du temps a rongé son ordre. Et les corpuscules sautent sur place, changent de trajets, sont ici et là en même temps, sapant magnifiquement le principe de contradiction. La contradiction, avec Hegel, avec Nietzsche, est devenue notre élément. Cette bifurcation des idées et des corps, cet état de la matière qui se comporte en même temps comme une onde et une particule nous indique un point de passage, une tangence entre des mondes, des logiques tellement plurielles qu’il nous incombe de tout repenser, de « chaogiter » le réel, de sonder des points singuliers où le corpusculaire et l’ondulatoire se rencontrent, passent l’un dans l’autre comme sur un anneau de Moebius. J’adore ce chavirement de la pensée. La difficulté à laquelle nous confronte la pensée. Et l’expérience de cet événement touche ainsi au bord de notre pouvoir, à un passage de la nature qui a quelque chose d’absolu, de remarquable, devant lequel on se tait quand le langage se tord et broie des signes qui ne sont plus signifiants. Voilà donc en effet un empirisme radical et supérieur.
V. B. : Insistes-tu sur l’impossible réappropriation deleuzienne par le réalisme spéculatif ? En quoi ce que tu appelles le sensualisme de Deleuze n’est pas soluble dans le réalisme spéculatif ?
J.-C. M. : Je crois que la réalité n’a en effet rien de spéculatif. Je me rappelle Spinoza qui nous apprend que nous ne connaissons que deux attributs de l’être, la « pensée » et l’« étendue ». Il ajoute curieusement qu’il en existe une infinité d’autres. L’animal, en effet, sent selon des attributs qui ne sont pas l’étendue, et le schizophrène se balade sur des lignes qui se défont de toute spéculation, de toute idée. Le réel n’a pas besoin d’être spéculatif. Il est encore tellement autre chose. Et, pour corser le tout, les lignes qui le composent sont loin d’être parallèles comme le voulait Spinoza, ou harmonieuses comme le pensait Leibniz. Je suis, me semble-t-il, encore plus réaliste que le réalisme qui se veut spéculatif. Ce qui me plaît, c’est une ventilation du réel entre des attributs qui n’ont rien à voir avec la pensée ou l’étendue, et qui se révèlent surtout quand je ne pense pas, ou quand l’étendue se met à fondre dans des images virtuelles aussi réelles que celles qui sont pensables. Il faut rejouer Spinoza vers une infinité de lignes qui s’écartent les unes des autres. C’est le cas d’une guêpe qui ressemble à l’orchidée. Mais par confusion et de façon accidentelle, au point d’une intersection qui reste tout à fait paradoxale. Le désordre regorge de créations peu spéculatives. Et, en même temps, l’empirisme – l’expérience qui y mène – est prévalent. La souris ne joue pas comme le chat. Mais les deux entrent dans un monde commun, bricolent des dispositifs sensibles au moment de la chasse. Le chat est dans une attente qui est tout à fait réelle et la souris dans une méfiance qui ouvre la vue. Les mondes ne sont pas plats, ils sont courbés par des attentes insoutenables, par des phénoménologies à inventer.
Véronique Bergen
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