Dans Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, le philosophe et anthropologue des sciences Bruno Latour montre qu’il s’agit bel et bien d’une guerre entre visions du monde. Une guerre déclarée entre, d’une part, les climato-sceptiques, les « climato-négationnistes » ancrés dans le déni des cris d’alarme, de l’augmentation du CO2, des gaz à effets de serre, les lobbies des pollueurs, les partisans délirants d’une surenchère dans la géo-ingénierie, rêvant d’une domination absolue de la nature, d’un règne éternel de l’économie de marché et, d’autre part, les acteurs sociaux décidés à agir afin que le pire n’ait pas lieu. Loin de toute conciliation inefficace et irénique, Bruno Latour pose la donne d’une guerre entre ce qu’il nomme les « Humains », héritiers d’une vision anthropocentrique où l’homme, séparé de la nature, en est le maître et les « Terriens », à l’écoute d’une entité qui n’est plus un globe mais Gaïa. Les catégories d’amis et d’ennemis mises en place par Carl Schmitt sont opératoires, opposant ceux qui, s’agrippant à un anthropocentrisme déchaîné, nous mènent droit à l’apocalypse et ceux qui, à l’écoute des messages, des cris de Gaïa, composent avec elle un avenir viable.
Défis posés par l’avènement de l’Anthropocène
L’hypothèse Gaïa, formulée par James Lovelock dans les années 1970, activée par Isabelle Stengers, induit une rupture radicale dans notre façon de penser. Une rupture épistémologique et existentielle qui implique des actions, de nouveaux rapports au monde capables de remédier à la catastrophe vers laquelle on s’achemine. Changer notre mode de compréhension du monde, c’est parier pour un changement dans la façon de vivre avec l’ensemble des écosystèmes. Sous le signe de l’harmonie et non de l’exploitation effrénée des ressources.
Un changement de paradigme géologique accompagne l’émergence féconde, active et activiste de Gaïa : la fin de l’Holocène et l’entrée dans l’ère de l’Anthropocène, même si des querelles subsistent quant à la pertinence de la reconnaissance d’une nouvelle ère. « L’enjeu est énorme : pour la première fois dans la géohistoire, on allait déclarer solennellement que la force la plus importante qui façonne la Terre, c’est celle de l’humanité prise en bloc et d’un seul tenant. D’où le nom proposé : celui d’Anthropocène », écrit Latour. Dans l’Holocène, la Terre envisagée comme globe conserve une neutralité, une stabilité de fond, étrangère à nos interventions. L’Anthropocène désigne une nouvelle ère, où la Terre devient sensible, réagit à nos actions et où, en retour, l’humain est façonné par la géologie. La division entre humains et non-humains, nature et culture ne tient plus. Instrumentalisée, arraisonnée, traversée de techniques, d’artéfacts, la nature a cessé d’être naturelle. Connecté à la géologie, aux technologies, l’humain est entré dans le post-humain, dans le règne des hybrides.
Gaïa est entrée en scène, sur la scène de la géohistoire, déchaînant des cyclones, des raz de marée, des bouleversements physico-chimiques. Elle est devenue « chatouilleuse », comme le dit Isabelle Stengers, aux actions, dommages, prédations, déséquilibres que l’homme lui a imposés. « Nous n’avons plus affaire à une nature sauvage et menaçante, ni à une nature fragile, à protéger, ni à une nature exploitable à merci. Le cas de figure est nouveau. Gaïa, celle qui fait intrusion, ne nous demande rien, même pas une réponse à la question qu’elle impose. Offensée, Gaïa est indifférente à la question "qui est responsable ?" et n’agit pas en justicière […] Lutter avec Gaïa n’a aucun sens, il s’agit de composer avec elle. Composer avec le capitalisme n’a aucun sens, il s’agit de lutter contre son emprise », écrit Isabelle Stengers dans Au temps des catastrophes.
D’un globe considéré comme inerte, inanimé, exploitable à l’usure, enfermé dans le grand partage des modernes entre sujets animés et objets inanimés, nous passons à Gaïa, non pas au sens d’un macro-organisme doué d’intentionnalité, de finalités, non pas au sens d’une Terre-mère tantôt bienfaitrice tantôt vengeresse, mais comme entité composée de multiples acteurs en interaction (forêts, océans, animaux, plantes, humains…). Il s’agit d’éviter deux écueils : désanimer la Terre (ce que l’Occident a fait depuis, en gros, Galilée) et la suranimer en un grand organisme vivant. Il s’agit d’inventer, dans le droit fil du Parlement des choses théorisé par Bruno Latour, des délégations des Océans, des Forêts tropicales, des Espèces en voie de disparition qui ont pour responsabilité et charge de représenter les non-humains, de se faire les porte-parole des êtres confinés jusqu’ici dans le mutisme.
« Le temps est fini où les humains se parlaient entre eux devant un parterre de choses inertes ».
La puissance des propositions de Bruno Latour, d’Isabelle Stengers, de Donna Haraway est visible dans les armes qu’elles nous donnent afin de définir une nouvelle « diplomatie », des modes de coexistence entre écosystèmes divers (bactéries, animaux, humains, air, eau…). Avec l’intrusion Gaïa, nous pouvons enfin sortir des idées de la modernité, de la centralité que celle-ci accorde à l’homme, de ses dualismes devenus aussi mortifères qu’intenables entre humains et non-humains, nature et culture. Cela appelle la mise en œuvre d’une éthique élargie aux non-humains, dans l’intrication de l’histoire et de la géologie, des sciences et de la politique. Une attention, également, aux rapports que nous nouons avec la planète et le cosmos dès lors que notre survie dépend d’eux. Non pas une involution, un anti-prométhéisme bucolique et archaïque, mais un pari pour de nouvelles connexions entre écosystèmes, une écoute réciproque des acteurs, des entités peuplant Gaïa, de leurs intérêts, de leurs impératifs.
Montée sur scène de Gaïa et pratiques de lutte
C’est l’écrivain William Golding, auteur entre autres de Sa Majesté des mouches, qui donna le nom de Gaïa à la théorie de James Lovelock et de Lynn Margulis. En empruntant le nom d’une déesse de la Terre, d’une divinité grecque aux pouvoirs obscurs et inquiétants, Lovelock entendait moins personnifier la Terre que la présenter comme un système dynamique incluant la biosphère et apportant une réponse à la question du vivant. Quand Isabelle Stengers puis Bruno Latour réactualisèrent l’hypothèse Gaïa, objet de vives controverses, ils la repensèrent, la dépoussiérant de sa connotation mystique, New Age. Gaïa offre une vision de la vie qui rompt avec ce que Whitehead a appelé la « bifurcation de la nature », à savoir la division entre nature et culture, entre monde objectif inerte, désanimé, et subjectivité consciente douée d’une âme. La Terre n’est pas inerte ; elle est une entité sensible qui réagit à ce que nous lui faisons. « L’une des grandes énigmes de l’histoire occidentale n’est pas qu’"il y ait encore des gens assez naïfs pour croire à l’animisme", mais la croyance plutôt naïve que beaucoup de gens ont encore en un "monde matériel" prétendument désanimé ».
L’entrée dans l’Anthropocène nous avertit qu’il n’y a plus, qu’il n’y a jamais eu, contrairement à ce que nous les modernes avons cru, l’arrière-fond invariable d’une nature indifférente à la menée de nos histoires humaines. Toute la difficulté de Lovelock et de l’héritage de sa pensée se loge dans la nécessité de penser Gaïa, non comme une totalité unifiée, comme un supra-organisme autorégulé doté d’une « grande âme sensible », mais bien comme une entité où se connectent des multitudes d’agents pourvus de puissances d’agir.
Les outils conceptuels activés par Bruno Latour nous permettent de penser autrement ce qu’on nous a présenté comme une crise climatique euphémisée sous le label de « réchauffement climatique » alors qu’il s’agit d’une mutation écologique. Face à un des problèmes majeurs de notre temps – la catastrophe écologique qu’attestent la sixième extinction massive des espèces, la perte de la biodiversité, la déforestation massive, l’acidification des océans, la fonte de la banquise, l’épuisement des ressources, les gaz à effets de serre –, face à l’uniformisation des modes de vie, au triomphe de l’Homo Œconomicus d’un néolibéralisme sans entraves, à la disparition de toutes les biodiversités (de la faune, de la flore, des manières d’exister, des langues…), l’essai de Bruno Latour nous convainc qu’il serait d’une naïveté irresponsable et suicidaire de croire que les accords minimaux dont la COP 21 a accouché nous sauveront du désastre. Dans la catastrophe en cours, nos choix actuels (émission de CO2, énergies fossiles, OGM, pesticides, élevage et agriculture intensifs…) entraînent la mort d’une multitude d’espèces vivantes, d’animaux, d’écosystèmes, d’autres modalités de vivre (dont celles des tribus amazoniennes, des peuples dits autochtones).
Intégrer en profondeur dans nos modes de pensée, d’agir, de faire, que la Terre n’est pas une matière inerte exploitable à merci exige de prendre la mesure de nos responsabilités collectives dans la désorganisation écologique actuelle. Au plus loin de l’arrogance d’un optimisme niais (ceux qui croient encore au mythe du progrès, qu’à tout problème, à toute menace écologique, répondrait une solution, bio-ingénierie et autres), à l’écart de l’angélisme d’une écologie nostalgique du passé, réfractaire à toute innovation, Face à Gaïa nous fournit une multitude de pistes de réflexion et donc d’actions possibles, de ripostes, d’offensives contre les climato-sceptiques, contre les tenants d’une production et d’une consommation illimitées et d’un néolibéralisme exaspéré. Notre impuissance peut se changer en puissance. Le sentiment de résignation vole en éclats.
Sachant que nous sommes avec les autres entités (savanes, mers, mammifères, carbone, etc.), ni au-dessus ni à part, il nous faut inventer de nouvelles alliances harmonieuses entre acteurs (forêts, poissons…). Nul n’ignore plus que nous construisons, détruisons aussi, l’habitat de la Terre par des actions dont il nous revient d’assumer la responsabilité. Or, inventer des alliances entre partenaires, c’est aussi créer d’autres figures que l’Homo Œconomicus triomphant à l’heure de la mondialisation : l’un ne va pas sans l’autre. Le désastre écologique s’inscrit dans le déchaînement de l’ordre mondial, de l’économie de marché. « Le drame, c’est que l’intrusion de Gaïa surgit au moment où jamais la figure de l’humain n’a paru si inadaptée pour la prendre en compte. Alors qu’il faudrait avoir autant de définitions de l’humanité qu’il y a d’appartenances au monde, c’est le moment même où l’on a enfin réussi à universaliser sur toute la surface de la Terre le même humanoïde économisateur et calculateur ».
La plus grande force de domination humaine s’est retournée en extrême fragilité précarisant l’homme, polluant les eaux, les airs, la terre, saccageant la faune, la flore, la biodiversité environnementale. L’enseignement à tirer d’une vie à l’ère de l’Anthropocène, c’est de consentir à « une étrange et difficile limitation de pouvoirs au profit de Gaïa », de faire attention aux convulsions, aux réactions de Gaïa, d’« apprendre, à la manière des peuples anciens, à ne pas l’offenser » (Isabelle Stengers). Il revient aux collectifs de citoyens de prendre en charge l’avenir de la planète, de le soustraire à l’oligarchie financière et aux gouvernants qui lui sont inféodés. Il est (presque) trop tard, c’est pourquoi il nous faut agir. La Terre tolère notre existence ; si nous ne nous mobilisons pas, elle pourrait bientôt ne plus la supporter.
Véronique Bergen
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