Ici, Baricco regroupe cinquante chroniques données en 2011 et 2012 chaque semaine au quotidien La Repubblica. Cela va des « mémoires » d’Agassi à Brautigan, de Hadot sur la philosophie antique à Lampedusa, de Faulkner à Cercas, de Coetzee à Malaparte, de Kawabata à Descartes, de Capote (Tiffany’s) aux frères Goncourt ou de Fumaroli à Christa Wolf. Aucun genre n’est privilégié, l’occasion (de la lecture) est précisée, l’achat du livre sur les quais, un conseil d’ami, une vieille libraire. Baricco cite, et cite bien : il donne envie. Est-il question du Dictionnaire du Diable, d’Ambrose Bierce ? Voici les mots les plus drôles, les plus spirituels de Bierce. Exemple ? « Aider » selon Bierce ? « Donner le jour à un ingrat » (là, vous réfléchissez, vous faites le tour des dernières semaines de votre vie – et vous prenez acte du réel biercien). « Applaudissement » ? « Écho d’une banalité. » « Nihiliste » ? « Russe qui nie l’existence de tout, sauf de Tolstoï. Le chef de cette mouvance est Tolstoï. » « Authentique » ? « Vrai, réel. Par exemple : contrefaçon authentique, hypocrisie authentique, etc. »
Ou alors, lorsque Baricco évoque les circonstances de sa découverte de Bolaño dont il cite 2066, cela commence ainsi : « Je me rappelle très bien le message qu’un ami (qui est aussi un magnifique écrivain) m’a envoyé quelques semaines après que je l’eus sommé de lire 2066. Il disait : ‘’Lu Bolaño. Changé de métier’’. » Ou lorsqu’il cite ce livre inconnu de nous (pas le film) : Princess Bride, de William Goldman : dentelle de l’évocation. Ou à propos de ce livre non traduit en français, mais qu’il nous donne tant envie de découvrir : « L’idée de départ est fascinante : l’Histoire nous enseigne qu’à l’issue d’une guerre les vaincus font preuve d’une vitalité et d’une énergie créatrice dont les vainqueurs sont tout à fait dépourvus. » Cela s’appelle La Culture des vaincus, de Wolfgang Schivelbusch.
À chaque fois, on est stupéfait, édifié par la portée et l’intensité de la critique de créateur de Baricco. Précisons pour ceux qui seraient sceptiques : on connaît mal le romancier Baricco (on va se rattraper) – mais ce livre, pour un lecteur, disons un « bon » lecteur, un lecteur qui lit un peu, est une divine surprise. C’est peu dire que Baricco a une « vision » - sinon du monde, de ce qu’est la littérature. Avec ces ébouriffants « travaux pratiques », il rappelle quelque chose de très simple, et de fondamental : ce n’est pas le livre qu’on lit qui importe (Agassi ou la biographie de Suzanne Lenglen), c’est le regard de qui lit (Baricco). Le sien est d’une fécondité, d’une richesse outrageuses : généreux, ouvert, de mauvaise foi si nécessaire, génial quand c’est plus fort que lui. Ce livre est un cadeau. Première B.A. de 2016 : vous en parler. Première résolution pour vous : le lire.
François Kasbi
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