Dans cette édition intégrale du Clan du sorgho rouge, c’est le sorgho, plante nourricière, avec ses épis, ses feuilles, ses grains, ses couleurs, la liqueur alcoolisée qu’on en extrait selon des recettes secrètes et quasi magiques, qui est cette riche matière (Mo Yan est issu d’une famille paysanne du Shandong, sa famille a connu l’atroce famine du début des années soixante ; derrière la sensualité heureuse et avide, on sent la faim). Et la sensualité qui accueille le sorgho, plante omniprésente, s’étend à toutes les choses vivantes et les rapproche les unes des autres, comme ce visage d’une jeune femme : « Ses cils humides donnaient l’impression d’avoir été brossés avec du miel : épais et vigoureux, ils s’enchevêtraient, se fondaient en une ligne retroussée telle une queue d’hirondelle entre ses paupières. »
La lecture n’est cependant pas aisée, en tout cas pour un Européen habitué à un autre type de roman : l’intrigue ne cesse de s’éparpiller entre cent épisodes ou scènes savoureuses, il faut non seulement essayer de mémoriser les noms propres (qui changent selon les circonstances : « Ma fille s’appelle Dai, prénom Fenglin, mais nous l’appelons “Petite Neuf” parce qu’elle est née le neuvième jour de la sixième lune »), mais aussi s’y retrouver dans des relations familiales étendues, essentielles, d’autant plus complexes que le récit est rétrospectif, et que de jeunes personnages y sont nommés « Grand-Mère » ou « mon arrière-grand-père ». Le lecteur doit se confronter également à la violence qui parcourt le récit : violence de l’agression japonaise, par laquelle tout commence ; violence de la vie paysanne, rude, et soumise au pouvoir des chefs, administrateurs et officiels, une violence qui n’est jamais sans saveur elle non plus : « Liu Liohan les avait harponnés par la cuisse – la pique s’était enfoncée dans les chairs avec un bruit mou qui avait fait saliver les spectateurs comme s’ils avaient mordu dans un abricot aigre... »
Le sorgho sert à préparer divers alcools, et le film de Zhang Yimou tiré de cette œuvre en 1987, qui a connu un grand succès, se centrait sur la jeune femme nommée plus haut, qui hérite d’une propriété où la céréale est cultivée pour préparer du vin dans une distillerie. La récolte, les cuves, les alambics, les recettes sont décrits avec précision et truculence, car cette activité met en jeu des relations familiales compliquées, des jalousies, des querelles souvent violentes, racontées par un narrateur qui revient sur une histoire qu’il n’a pas connue, située dans le canton imaginaire de Gaomi, et qu’il regarde sans ciller, parce que son présent et le présent de la Chine en sont issus et nourris.
Un épisode ouvre le cycle, et revient dans chaque partie, différemment envisagé à chaque fois, traumatique ou plutôt porteur de visions et d’émotions qui irriguent l’ensemble du roman : le père du narrateur, alors âgé de quatorze ans, participe à une embuscade contre un détachement de soldats japonais, et se comporte héroïquement, tuant un général de brigade. C’est un moment cruel, dont les détails, de sang et d’entrailles mêlés à des débris de véhicules détruits, aux plantes toujours présentes et toujours évoquées avec tendresse, et aux animaux de la campagne, agressent à la fois le lecteur et la mémoire du narrateur. « Le soleil tombe à l’ouest. Les camions ont fini de se consumer, n’en restent que des carcasses noircies et la puanteur suffocante des pneus carbonisés. Deux camions intacts ferment le pont. Comme le sang : l’eau noire de la rivière, le sorgho rouge dans la campagne. »
Mo Yan ne s’abandonne pas qu’au désir de raconter et de décrire la beauté et la puanteur du monde. Il se mesure à l’histoire de son pays, alors même que les consignes officielles (issues d’un parti auquel il appartient) empêchent d’en mentionner certains épisodes décisifs, de rechercher les responsabilités, et évidemment de les soumettre au débat public et à l’action de la justice. Son œuvre, déjà considérable (vingt volumes en chinois), explore hardiment et avec ruse ce domaine explosif. La hardiesse est de ne pas masquer l’atrocité des conditions de vie, ni la bassesse des comportements, et d’y employer un remarquable talent, une grande liberté dans les allers et retours temporels et l’alliance des images. La prudence est de mesurer ses déclarations au cœur même d’une littérature de la démesure – « ne parle pas » –, d’accepter la censure lorsqu’elle menace de l’empêcher de publier, de se montrer constamment ironique dans sa relation à son propre récit, tout en limitant soigneusement la portée infinie de l’ironie : car une fois celle-ci mise en jeu, qui sait quelle idole ou quel tabou elle pourrait démolir ?
Il est arrivé à Mo Yan de se comparer à l’écrivain soviétique Boulgakov, lui aussi grand ironiste, dont les chefs-d’œuvre Cœur de chien ou Le Maître et Marguerite n’ont paru dans son pays que longtemps après sa mort, survenue en 1940, et bien après la mort de Staline, qui l’estimait et le réduisit au silence. Cette comparaison laisse sceptique. Mais comment juger un écrivain qui tient à rester dans son pays, aussi autoritaire soit-il, et à y toucher un public ? Lecteur de Beaux seins belles fesses (2004 en français), de Grenouilles (2011), je reconnais, comme le fit le jury du Nobel de littérature en 2012, le talent et la créativité de leur auteur. Je me demande néanmoins s’il garde dans quelque tiroir secret un récit pour l’instant impubliable et génial. Je n’en suis pas sûr.
Pierre Pachet
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