Patricia De Pas : Quelles sont vos fonctions chez Armand Colin ?
Lorraine Delavaud : Je suis éditrice « d’acquisition », comme on dit dans certaines maisons, c’est-à-dire que je suis chargée de recruter de nouveaux auteurs, de lancer de nouveaux projets, cela pour le fonds universitaire de lettres, langues, philosophie et cinéma. Évidemment, c’est une distinction un peu galvaudée, et je suis tout autant éditrice « de réalisation » ; autrement dit, je m’occupe aussi des manuscrits avec les auteurs jusqu’à leur version définitive. Et tant mieux, car j’avoue tout : j’ai le goût vicieux des espaces insécables et l’amour du point-virgule… J’ai eu la chance d’arriver sur ce fonds à un moment de relance, à 26 ans, avec pour maître-mot de « réenchanter l’universitaire », ce qui prête à sourire, je vous l’accorde ! Mais il se trouve que les étudiants achètent effectivement de moins en moins de livres, alors il a fallu essayer d’insuffler un nouveau dynamisme à un fonds très beau et de grande qualité (les collections « U » et « Cursus » notamment, qui rappelleront de bons ou de mauvais souvenirs à certains d’entre nous…), mais en perte de vitesse. Il y a d’abord eu la constitution d’un fonds de méthodes de langues asiatiques, et puis cette collection d’essais littéraires, « Le vent se lève ».
P. D. P. : Quelle est la ligne éditoriale de la collection ?
L. D. : C’est une collection qui voudrait redonner leurs lettres de noblesse aux essais. En toute modestie (rires). Une collection, si vous voulez, qui s’inscrit un peu contre la marchandisation du livre telle qu’elle sévit notamment dans le domaine des essais, particulièrement en sciences humaines, où les publications répondent beaucoup aux injonctions de l’actualité et ont une durée de vie de plus en plus limitée. On en oublie parfois ce qu’est un essai : un morceau de savoir personnel, incarné ici par des livres de fond sur des thématiques intemporelles comme l’amour et le désir, la folie, avec des géants de la littérature pour sujet ou pour prétexte (Sade, Dante, Proust, Hölderlin…), et toujours un matériau, un angle d’approche inexploré, que ce soient les écrits de prison de Sade ou la vie amoureuse de Proust. Quelque chose pour venir changer notre regard sur les grandes œuvres, pour le rafraîchir. C’est une collection qui recherche le croisement des disciplines, avec une philosophie ouverte sur la littérature et une littérature relue à travers les changements – sociologiques, par exemple – de notre époque, et qui a donc une actualité. Le dernier livre d’Agamben, dont j’ai eu la joie d’obtenir les droits de traduction l’an dernier et qui vient de paraître dans la traduction brillantissime de Jean-Christophe Cavallin, incarne particulièrement bien cet esprit. Agamben a écrit ce texte en plein confinement. Le confinement de Hölderlin, reclus pendant trente-six ans dans la tour d’un menuisier sur le Neckar, lui sert à dérouler le fil d’une réflexion sur la folie de notre propre époque, sur la distinction perdue entre le public et le privé, sur notre manière d’habiter le monde… C’est un essai inclassable, fascinant, qui résonne longtemps après avoir été refermé. Ce poète prétendument fou auquel « rien n’arrive », qui sort à heures fixes, tourne en rond dans sa chambre, et qui pourtant semble toucher du doigt quelque chose comme la vérité de l’existence… Dans l’idée de cette collection, il y avait aussi la volonté de démystifier la difficulté des essais universitaires, leur côté parfois rébarbatif, d’où le choix de ces couvertures : donner l’impression qu’on va se plonger dans un roman, et, derrière, privilégier les tons narratifs. Les universitaires américains ont un vrai talent pour ça. Appelons ça de l’érudition narrative au coin du feu ? Enfin, j’imagine que nous, les éditeurs, sommes tous animés par l’envie d’aller dénicher les innombrables pépites qui dorment ici ou là, et notamment à l’étranger. William Carter n’avait encore jamais été traduit en France, alors qu’il est un des plus grands spécialistes mondiaux de Proust.
P. D. P. : Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?
L. D. : La question est bienvenue. On a pu me dire que c’était courageux… Armand Colin côté universitaire n’était pas forcément attendu dans le domaine des essais, et le lancement a été difficile, c’est vrai. Sortir des bancs de l’université pour aller chercher le public dit « cultivé » nécessite quelques ajustements. Et un livre qui trouve ses lecteurs, cela suppose d’abord les bons rouages représentants-librairies, un travail de presse ciblé, et donc une structure de maison adaptée (Dunod Éditeur ici, qui publie Armand Colin). Le livre de Marc Hersant par exemple, Genèse de l’impur, n’a clairement pas eu les lecteurs qu’il mérite, faute d’avoir été suffisamment présent en librairie pour commencer. Il ne reste plus qu’à espérer ensuite qu’il fera son chemin avec le temps, comme on dit… Avis aux lecteurs de Quinzaines : c’est un livre superbe, une enquête sur notre humanité pour comprendre comment un homme a pu en arriver à écrire Les Cent Vingt Journées de Sodome, « le récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe », ce chef-d’œuvre d’abominations. Sade, très peu pour vous ? Je vous rassure : pour Marc Hersant aussi. Il explique d’ailleurs dans son introduction qu’il a dû s’y reprendre à plusieurs fois, faire des pauses de plusieurs mois dans l’écriture de son livre, tant la compagnie du Divin Marquis était… particulière. Marc Hersant a une plume magnifique – cinq cents pages sur Sade et vous ne les voyez pas défiler –, il a déjà été récompensé par le prix de la biographie de l’Académie française pour son Saint-Simon, d’ailleurs.
Ensuite, il y a les projets qui m’ont échappé, faute d’être la maison attendue pour les porter… L’un des projets qui m’étaient chers, une conversation croisée entre le grand écrivain italien Claudio Magris et le Prix Nobel de littérature chinois Gao Xingjian sur le thème « littérature et idéologie » : envolé, parti chez un très prestigieux éditeur dont je tairai le nom (rires) ! L’éditrice qui s’en occupe est adorable ; j’ai oublié toute idée de représailles. En voulant aller chercher des auteurs de renommée mondiale pour installer la collection, il a fallu aussi se frotter à des budgets forcément très serrés sur un fonds universitaire, en particulier pour rémunérer les traducteurs à hauteur de leur travail. Cela oblige donc à rogner sur d’autres éventuels intervenants, et on finit par mener le travail d’édition soi-même, de A à Z, jusqu’à la mise en page du texte sur un logiciel de composition interne. Mais je crois qu’on connaît des joies d’éditeur encore plus grandes, dans ces conditions, quand on a le livre imprimé entre les mains…
P. D. P. : Parlez-nous d’un titre en particulier.
L. D. : Proust in love ? C’est une excellente biographie amoureuse de Proust par son spécialiste américain, le génial universitaire William Carter. On pourrait la résumer par une seule phrase, celle d’un légendaire prof de khâgne du Quartier latin : « Cette délicieuse Albertine qui chausse du 47… » William Carter a retracé tout ce qu’on sait de la vie érotique et sentimentale de Proust, depuis le lycée Condorcet jusqu’aux banquettes du Ritz, et ce récit donne une formidable genèse amoureuse de la Recherche, aussi érudite que drôle et attachante, où l’on voit comment Proust a systématiquement transposé ses mésaventures (et il en a eu quelques-unes) pour nourrir la trame et les personnages de son œuvre. On en ressort avec un autre regard sur lui, au-delà de l’anecdote des rats en cage au fond des bordels, bien sûr… Avec une certaine tendresse, et une féroce envie de dévorer toute la Recherche. Le livre a été préfacé par Antoine Compagnon, et il est en lice pour le prix Céleste Albaret cette année. Je suis ravie de cette reconnaissance du fabuleux travail de William Carter, et aussi de celui de son traducteur, Côme de la Bouillerie, qui a su rendre à merveille le style enlevé, avec ce mélange savoureux d’élégance et de cocasserie, du texte original.
P. D. P. : Quels sont les prochains titres à paraître ?
L. D. : De la philosophie pointue avec Le Marteau brisé de Dante, relecture de La Divine Comédie par le philosophe américain Graham Harman, fondateur de l’« ontologie orientée objet ». Et surtout un élargissement de la collection avec de belles publications féministes. Il y a d’abord en préparation la traduction d’un livre de l’universitaire américaine Carol Hay, Pensez féministe (Think like a Feminist pour la version originale) : deux cents ans de pensée féministe pour comprendre les idées philosophiques à l’œuvre derrière la révolution, apporter une perspective historique, une conscience politique, et aussi… éclaircir un petit détail : « Demandez à dix féministes de vous expliquer ce qu’est le féminisme et vous aurez onze réponses différentes… » Et puis un livre fétiche, qui fait la fierté de son éditrice : Communion de la militante féministe afro-américaine bell hooks, un texte qui est à prendre comme l’aboutissement de sa pensée, dans lequel elle développe sa théorie de l’amour et de l’empathie comme éléments clés de la lutte féministe, en appelant à la capacité de la communauté et de l’amour à dépasser toutes les formes d’oppression. J’avais sur mon bureau les premiers brouillons de la traduction (que nous faisons à quatre mains avec une camarade) au moment de la disparition de bell hooks cet hiver, et j’étais un peu émue, c’est vrai, d’avoir cette chance de contribuer à faire connaître sa pensée, après Cambourakis et Divergences, une pensée d’une grande justesse, visionnaire. Alors bien sûr il y a les lamentos sur la marchandisation du secteur et les déclinologues qui anticipent jusqu’à la fin de la vie intellectuelle, mais les sciences humaines, par exemple, connaissent un renouveau merveilleux avec le féminisme, porté par de nouvelles générations avides de comprendre, les lectrices et les lecteurs de Mona Chollet, de Manon Garcia, de Camille Froidevaux-Metterie… C’est enthousiasmant de publier des livres qui viennent nourrir le débat et répondre à un besoin. Le rôle d’un éditeur sans doute, quand le vent se lève…
Patricia De Pas
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