Il suffit de peu de chose – un pas de côté, un regard qui se détourne, un sourire que nous attendons en vain, un rendez-vous qui nous annule – pour que nous disparaissions, que nous sortions brutalement de la vie de quelqu’un, que quelqu’un sorte brutalement de notre vie. Nous sommes, malgré les siècles de civilisation, ou plutôt à cause d’eux, des êtres vulnérables, fragiles. C’est notre chance et notre misère, l’histoire de notre vie pulsionnelle. Il suffit de penser aux tsunamis, ou à une simple coupure de courant, et de nous reporter à notre vie intime, pour constater que notre météorologie parfois déraille, et qu’à tout moment la grande vague peut nous surprendre. Dans les lignes invisibles de tout curriculum vitae, on trouve le récit de quelques rêves, l’émerveillement des premières lectures, l’histoire des apparitions et des disparitions qui ont forgé nos existences. Comment quelqu’un apparaît-il dans ma vie ? Comment quelqu’un en disparaît-il ? M. L. disait dans une séance qu’il avait réalisé, de manière soudaine, qu’il ne trouvait plus son sourire : « Je ne comprends pas, c’est justement son sourire qui m’avait attiré en premier, son sourire ouvrait quelque chose en moi, ici, dedans. » Et il se touchait la poitrine. Son sourire, sa démarche, la courbe de ses hanches, tous ces signes qui lui avaient permis de (re)trouver l’objet aimé désertaient désormais, dans un strip-tease irréversible et cruel. Il a fallu se rendre un jour à l’évidence : la femme qu’il avait aimée avait disparu, était partie sans laisser de traces, et il partageait maintenant sa vie avec une inconnue. Cela me faisait penser à une phrase de Rita Hayworth, déesse désabusée: They go to bed with Gilda, they wake up with me. « Les hommes vont au lit avec Gilda et se réveillent avec moi. »
L’inverse semble être vrai aussi. Il suffit de peu de chose pour qu’elle entre dans ma vie, un rire partagé, une remarque somme toute banale qui acquiert pour moi le statut d’une vérité immuable, sa maladresse, qui est aussi la mienne chaque fois que nous nous voyons. D’un coup elle est devenue quelqu’un d’autre, et ce malentendu s’appellera amour et durera toute la vie – ou pas. Je ne connais pas grand-chose à la vie des autres animaux ; on parle du langage des abeilles, je ne sais pas si c’est à tort ou à raison, mais je crois que le langage des hommes est le seul capable de créer ces labyrinthes de représentations, ce monde où les échos et les voix constituent ce que nous appelons notre vie affective, cette foire où les miroirs sont toujours déformants. Et le plus extraordinaire, c’est que cette inévitable confusion des sentiments ne nous empêche pas de vivre, au contraire, c’est la condition de l’amour, de l’art, de la joie, de la souffrance.
Les signes s’inversent, bien évidemment. Les disparitions sont nécessaires, les apparitions parfois irrespirables, douloureuses. Pauvre Ireneo Funes, encombré par toutes ces expériences qu’il ne peut pas faire disparaître, perdu dans l’infini catalogue de ses perceptions, soumis sans cesse à la pression d’une réalité infatigable. Cherechevski, le patient d’Alexandre Luria, l’homme à la mémoire prodigieuse qu’une surcharge d’informations expose à une réalité hallucinée, a dû vivre une saturation similaire. Quel malheur que celui d’une vie sans oubli, sans refoulement, une vie avec les yeux toujours ouverts. Cela donne une insomnie de l’âme, une âme qui aurait perdu ses « capacités négatives », une âme sans souffle qui enterre alors le langage, le désir, l’imagination.
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En psychanalyse, métier malmené par notre société sans rêves, le transfert est la voie royale de la cure, comme le rêve est celle de l’inconscient. Sa définition demeure difficile : création et non répétition, invention et non copie conforme. Copie inconforme, plutôt. En tout cas, la séance est le lieu des apparitions et des disparitions – le retrait de l’analyste figurant le déplacement qui lui permet de devenir « transparent comme l’air ». Le déplacement permet que les mots s’ouvrent et que l’analyste devienne celui qui peut porter les traces, les restes dont le patient s’empare pour créer son rêve de séance où tous les personnages sont des disparus. Il est difficile de penser le transfert comme il est difficile de penser nos vies. Le transfert rappelle l’aspect fantastique de nos existences, la manière dont le passé et le présent s’emmêlent parce que la chronologie se disloque, et nous voici dans ce royaume intermédiaire peuplé de vivants et de morts qui viendront nous voir pendant quelques années. La cure analytique, certes, mais aussi la magie, l’enfance, le rire ou la douleur des disparus, les jeux, le cinéma, Messi, Groucho Marx et la mante religieuse, entre autres, viendront à mon secours pour penser nos vies qui apparaissent et disparaissent dans les lignes qui suivent. (…)
La Nouvelle Quinzaine Littéraire
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