Cette belle bibliothèque est le lieu où il décide de s’astreindre à un travail. Il choisit de fuir le statut d’artiste, de le refuser. Il se protège sous le masque de bibliothécaire. Avec méthode, avec précision, il exerce une activité délicieuse, savante, ironique, d’archiviste. Aujourd’hui, dans un livre original et minutieux, Yves Peyré (actuel directeur de Sainte-Geneviève) et Évelyne Toussaint (professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université d’Aix-Marseille) étudient une période essentielle et complexe des recherches créatrices de Marcel Duchamp.
À un moment décisif, Duchamp prend une distance explicite vis-à-vis de la peinture, une réprobation, une critique du cubisme. Loin de tout préjugé, d’idée préconçue, de précipitation, il s’oppose à toute influence. Entre son voyage à Munich (qui marque la fin de sa pratique picturale) et son départ de France en 1915, sa pensée dévie ; elle change ; à l’intérieur de la bibliothèque, il découvre de nouveaux raisonnements pour élaborer un projet sans précédent.
Comme on le lit dans ses Entretiens avec Pierre Cabanne, Duchamp est, à vingt-cinq ans, las du milieu artistique et s’éloigne de l’atelier de Puteaux. Son Nu descendant un escalier (1912) est exclu du Salon des Indépendants ; ses propres frères ont ratifié le désaccord des cubistes. Duchamp déclare : « Cela m’a tellement refroidi que par réaction contre un tel comportement, venant d’artistes que je croyais libres, j’ai pris un métier. Je suis devenu bibliothécaire à Sainte-Geneviève. J’ai fait ce geste pour me débarrasser d’un certain milieu, d’une certaine attitude, pour avoir une conscience tranquille mais aussi pour gagner ma vie. J’avais vingt-cinq ans, on m’avait dit qu’il fallait gagner sa vie et je le croyais. » Il opte alors pour une rupture, un écart ; il descend en lui-même ; il abandonne la peinture trop rétinienne ; il se tourne vers le mental et vers un art sec, vers la réflexion et l’érudition ; à Sainte-Geneviève, il est à la fois cloîtré et protégé ; il passe dans le silence et l’élégance parmi les lecteurs de la bibliothèque ; son sourire est indéchiffrable.
Il suit (depuis 1912) les cours en auditeur libre à l’École des Chartes sans vouloir passer l’examen. Et, selon le langage administratif, il sera successivement stagiaire, bibliothécaire suppléant (deux mois) et bibliothécaire bénévole. Il travaillera auprès de Maurice Davanne, oncle de Picabia, conservateur à Sainte-Geneviève, bibliophile et amateur d’art. Avec soin, il compulse des livres précieux qu’il tient dans ses mains ; il lit lentement et prend des notes brèves ; il contemple les schémas, les croquis, les gravures, et suggère des esquisses. Il profite des éditions rares sur la géométrie et la perspective : celles de Niceron (Thaumaturgus opticus, 1646), Salomon de Caus (La Perspective avec la raison des ombres et des miroirs, 1612), les gravures d’Abraham Bosse (1648), la Perspective (1628) de Samuel Marolois, l’ouvrage du père Jean Du Breuil (1649) avec des formes coniques (que l’on trouve pour les « tamis » du Grand Verre), le jésuite Athanasius Kirchner (Ars Magna Sciendi, 1669). Duchamp ne cesse d’examiner les recherches de Léonard de Vinci, de Dürer. Il sélectionne des citations d’Henri Poincaré, du géomètre Esprit-Pascal Jouffret (Traité élémentaire de géométrie à quatre dimensions, 1903). Il relève les planches de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert qui l’amèneront à concilier la mécanique et l’érotique, la machine et la chair. Sans lyrisme, il annonce la mise à nu de la Mariée.
Alors il rassemble des notes qui deviendront les boîtes (La Boîte verte, À l’infinitif). Ces boîtes sont d’étranges livres, mais des livres incontestables. Elles sont proches des boîtes de la bibliothèque et de celles de son père notaire ; Marcel s’intéresse aussi aux sacs et valises de cuir. Le livre le passionne constamment. En 1905, à dix-huit ans, il effectue un stage de cinq mois chez un imprimeur (en partie pour éviter un long service militaire) ; il a fréquenté des artisans inventifs ; lui-même a réalisé des reliures diverses et novatrices. Pour des revues et des ouvrages, il a aussi partagé la vie de Mary Reynolds, une très belle Américaine qui a imaginé une centaine de reliures (pour Ubu roi de Jarry, Hebdomeros de Giorgio de Chirico, pour Rrose Sélavy de Duchamp).
Selon Yves Peyré, le séjour de Duchamp à la bibliothèque Sainte-Geneviève est un moment heureux. La bibliothèque lui apporte les savoirs. Il attend un immense projet complexe et ignoré (Le Grand Verre) ; il le laisse doucement mûrir, mijoter à feu doux. Il rêve, pense et note. Il se promène dans la belle architecture moderne d’Henri Labrouste (qui a utilisé une structure métallique apparente à l’intérieur). Les jeunes femmes savantes qui sont à peu près de l’âge de Marcel sont des lectrices qu’il rencontre et aide. Il flâne. Il fait du sport. L’un de ses amis, Henri-Pierre Roché (1879-1959), note son comportement dégagé et indépendant : « Sa plus belle œuvre est l’emploi de son temps. »
Marcel Duchamp lit alors les réseaux des calembours de Jean-Pierre Brisset, Lautréamont, Mallarmé, Apollinaire, la désinvolture de Jules Laforgue qui joue avec le langage, Lewis Carroll, l’art des machineries de Raymond Roussel (Impressions d’Afrique, Locus Solus), Jarry, Gaston de Pawlowski (Voyage au pays de la quatrième dimension). « Il valait mieux, dit Duchamp, que je sois influencé par un écrivain [Roussel] que par un autre peintre. » Nietzsche et l’anarchisme aristocratique de Max Stirner (L’Unique et sa propriété) le fascinent. Il trouve aussi, à Sainte-Geneviève, les traductions françaises de la pensée antique, en particulier Les Hipotiposes ou Institutions pirroniennes (1725) de Sextus Empiricus. Selon Évelyne Toussaint, Duchamp étudie le scepticisme qui doute, l’esprit qui est toujours en suspens, une ironie d’indifférence. Devant Pierre Cabanne, Duchamp se méfie de la notion de « jugement » : « Le mot “jugement” est une chose terrible aussi. C’est tellement aléatoire, tellement faible. » Telle remarque de Duchamp vient probablement d’un essai du mathématicien Pierre-Camille Revel, Esquisse d’un système de la nature fondé sur la loi du hasard (1892) ; quand Duchamp invente les 3 Stoppages-étalon (1913-1914), il apprécie « la valeur de l’exactitude, de la précision, l’importance du hasard ». Et tu ne cesses de retrouver la phrase de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. » D’après Pierre-Camille Revel : « La loi du hasard est la loi des lois. » Alors, Marcel Duchamp revendique, subversivement et avec ironie, une approche scientifique contre les artistes du visuel, loin des fauves et du cubisme. Duchamp est, selon Yves Peyré, « un homme en fuite pour être soi-même et libre » à l’intérieur de la bibliothèque.
Dans la Boîte de 1914, Duchamp rêve au besoin de l’éloignement : « Contre le service militaire obligatoire : un “éloignement” de chaque membre, du cœur et des autres unités anatomiques ; chaque soldat ne pouvant déjà plus revêtir un uniforme, son cœur alimentant téléphoniquement un bras éloigné, etc. ». En 1915, aux États-Unis, on lui propose de venir s’installer à New York où il est célèbre depuis l’Armory Show ; il réfléchit et accepte quand la France belliqueuse lui pèse. Dans une lettre adressée à un ami américain, Marcel Duchamp précise : « Je ne vais pas à New York, je pars de Paris. »
Gilbert Lascault
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