En Afrique, en Insulinde, en Océanie, aujourd’hui encore, au XXIe siècle, un certain nombre d’hommes et de femmes préparent et consomment des nourritures destinées à eux-mêmes et à des êtres de l’autre monde. Selon les rites, avec des gestes quotidiens, selon les mœurs et les coutumes, selon les attitudes familières, selon les règles et les traditions, les humains mangent et boivent.
À certains moments, les familles et les groupes se retrouvent ; ils font des fêtes, des cérémonies, des repas communautaires qui sont souvent liés à la vie religieuse. Assez souvent, ils sacrifient les poules, les coqs, les moutons, les bœufs, les cochons. Ils offrent alors aux êtres de l’autre monde (les ancêtres, des divinités diverses) une partie des animaux sacrifiés : le sang, la peau, les pattes, les viscères, les plumes. Ces êtres de l’au-delà goûtent des odeurs et des saveurs particulières qu’ils apprécient. Ces offrandes favorisent et aident les fidèles ; elles évitent certaines mauvaises intentions des êtres de l’au-delà ; elles donnent la force des divinités qui sont ainsi « nourries » et tonifiées. Par exemple, au Mali, on offrait des bouillies de mil, du sang, de l’alcool sur certains autels, sur des sculptures ou sur la terre ; et les Dogon estiment que la « soif » des morts est dangereuse parce que la « parole » desséchée erre en quête d’un peu d’humidité ; alors les humains apportent du liquide sur l’autel de la famille ou sur le chemin du cimetière…
Au Nigeria, les Yoruba veulent bien connaître les forces invisibles des ancêtres, des dieux et des esprits. En général, ces divinités se divisent en deux catégories en fonction de leur personnalité et de leurs réactions. Les unes seraient associées aux couleurs fraîches et au blanc ; elles seraient souvent calmes, modérées, gentilles, sereines, réfléchies. Les autres divinités seraient « chaudes », capricieuses, fougueuses ; elles aimeraient le rouge souvent. Les adeptes connaissent les goûts de leurs divinités et ils utilisent les nourritures qu’ils leur apportent. Ils offrent un chien à Ogun, dieu des chasseurs et des guerriers. Ils donnent à Obatala (pourvoyeuse de fécondité) le fluide clair des escargots, qui conviendrait à la nature tranquille de cette divinité. Eschu-Elegba est le gardien des carrefours qui favorisent la communication entre le visible et le surnaturel ; il boirait volontiers l’huile de palme.
En Côte d’Ivoire, chez les Baule, avant l’inhumation du défunt, le chef de famille égorge un poulet et fait dégouliner le sang sur le seuil de la maison. Pour l’esprit du défunt, on prépare un repas qui respecte ses goûts : igname (ou riz) et viande avec peu ou beaucoup d’épices (selon ses inclinations). Puis, dans le cimetière, le fils aîné, debout sur la sépulture, offre un nouveau repas adressé à tous les mânes ; et il jette en direction des quatre points cardinaux des boules d’igname pilé. Toujours en Côte d’Ivoire, on dit que, jadis, les divinités étaient accommodantes, peu exigeantes ; mais, maintenant, elles sont devenues intraitables et quémandent selon leur puissance ; un cabri, un mouton sont de bon augure ; mais les bovidés plaisent aux divinités majeures et offrent davantage de viande pour un large groupe de personnes…
Au Mali, chez les Bamana, le boli est un fétiche énigmatique, un objet de pouvoir (utilisé dans des cultes secrets). Souvent, sa couleur est sombre ; ses grosses pattes sont courtes ; une protubérance évoque un buffle. Le scanner révèle une figurine en coton, des poudres végétales, des cornes d’antilope. La croûte de sang séché indique que l’on a affaire à un puissant objet rituel.
Tu relis un admirable conte du romancier nigérien Amos Tutola, Un ivrogne dans la brousse (1952). Raymond Queneau a été fasciné par ce livre : « À cette époque-là mes amis ne se comptaient pas et ils buvaient avec moi depuis le matin jusqu’à une heure avancée de la nuit. » Dans l’exposition du musée Dapper, tu perçois des récipients très différents utilisés pour le vin de palme : une coupe anthropomorphe (Nigeria), une céramique incisée de fines rayures (Ghana), une calebasse ornée par des perles de verre (Cameroun)…
En Mélanésie, dans l’archipel du Vanuatu, lors des grands rassemblements funéraires ou de la prise de grade des initiés, on sacrifiait des centaines de volailles et de porcs. Un sacrificateur utilisait un assommoir cérémoniel (sculpté en une figure de busard). Certains porcs plus précieux (avec de grandes dents recourbées) étaient tués à l’aide de lances cérémonielles. On exposait les crânes et les mandibules des porcs dans la maison des hommes ou du notable.
Dans certaines cultures océaniennes, la consommation de la chair humaine était réservée à des chefs ou à des initiés qui s’appropriaient la force vitale d’autrui (un ancêtre ou un ennemi ou un esclave). Dans certains pays, ils appréciaient la cervelle des victimes. Sur les îles Salomon, les guerriers utilisaient d’immenses pirogues et pratiquaient la chasse aux têtes… En Nouvelle-Guinée, certains dansaient avec des masques de porcs et rappelaient peut-être la légende d’un sanglier qui dévorait les hommes.
En Mélanésie, les hommes et les femmes mastiquent le bétel. Ils sculptent avec raffinement des spatules à chaux, des gourdes à chaux, des mortiers à bétel (qui pilent des préparations magiques)…
En 1792, le Français Jacques-Julien Houtou de La Billardière remarque que les enfants de la Nouvelle-Calédonie adorent manger des centaines d’araignées grillées. Les autochtones (avec un ventre très plat) mangeaient des morceaux de « stéatite verdâtre » qui (selon le naturaliste) aidaient à « amortir le sentiment de la faim ». Une purée de taro, du poisson, un morceau de tortue, de la chair humaine étaient enveloppés dans des feuilles de bananier.
Aux Philippines, les montagnards de l’île de Luzon sculptent des bulul qui sont des « divinités du riz ». Ils entretiennent les rizières, leurs soutènements, leurs réseaux d’irrigation. Contre les rats, ils surélèvent les greniers à riz ; ils apprivoisent des « chats-léopards ». Les rizières sont des terrasses. Les récoltes s’effectuaient sous l’égide d’un « maître du riz », météorologue, astronome et magicien. Les hommes étaient guerriers, vanniers, sculpteurs, charpentiers, orpailleurs. Les femmes étaient guérisseuses, tisserandes, potières ; elles dirigeaient la plupart des activités agricoles et alimentaires…
En Côte d’Ivoire et au Liberia, les Dan et les We sculptent des cuillers cérémonielles et des louches brandies par des « femmes hospitalières ». Les aliments doivent être abondants pour que le donateur « ne perde pas la face ». La générosité est un gage de fertilité. Chez les We, les femmes mûres, célébrées pour leur prodigalité, sont les plus actives dans les fêtes ; elles sont félicitées par les notables ; elles dépensent et surpassent leurs concurrentes des autres quartiers. Elles distribuent des nourritures dans des coupes décorées. Elles gesticulent ; elles jettent à la volée le riz, les arachides, parfois les pièces de monnaie, ramassées par les enfants.
Cette belle exposition du musée Dapper et son catalogue savant constituent un hommage à l’art de manger, en notre époque des faims, des fast-foods, de l’industrialisation forcenée de l’alimentation… Tu t’interroges : « Qui mange quoi, avec qui, dans quelles circonstances, comment ? » Tu découvres les ailleurs culinaires, les rites et les règles, les manières de table de cultures différentes, le cru et le cuit, le miel et les cendres, la férocité et la courtoisie, la violence et la générosité.
Gilbert Lascault
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