Souvent surgissent les mannequins du trouble, les spectres des fantasmes, les grands fantômes du désir. En 1994, René Crevel écrit : « La Grande Mannequin cherche et trouve sa peau. […] Sur le globe de l’œil, la Grande Mannequin glisse en robe de voie lactée. […] Les hommes sont gauches et timides avec la Grande Mannequin. […] Pour la séduire, on essaie du pompeux c’est toujours du macabre ». Dans l’Exposition internationale du surréalisme (1938), un mannequin est une veuve libertine (Ernst), un hermaphrodite avec une veste masculine (Duchamp), un être chapeauté par une chauve-souris (Paalen), une ravissante bâillonnée et encagée (Masson).
Les poupées de Hans Bellmer sont aguicheuses, provocantes, insolites ; elles déconcertent. À l’hiver 1932, la mère de Hans Bellmer lui expédie une caisse contenant les jouets de son enfance. Il a 30 ans, il s’émeut : « Parmi les rêveuses dépouilles qu’enfermait la boîte merveilleuse, il y avait des poupées aux membres disjoints mêlées à d’indicibles vestiges. » Et il découvre alors l’opéra de Jacques Offenbach, Les Contes d’Hoffmann (1881) et voit Olympia, la chanteuse artificielle. Bellmer désarticule ce corps féminin et le réarticule selon des structures imprévues, selon des rythmes inconnus, en des poses acrobatiques et impensées. Il invente une anatomie absurde et perverse.
À l’aventure et selon le désir, les surréalistes cherchent des choses disparates. Ils les choisissent. Ils les recueillent. Dans les marges, entre l’égarement et la lucidité, ils parcourent un marché aux puces convulsif ; ils découvrent des épaves, des trésors à demi fracassés, des vestiges étincelants, des « objets magiques », des verres modifiés par un volcan, des « objets à fonctionnement symbolique », un tamanoir, des ammonites, des fétiches, des objets mathématiques, le banal qui devient étrange, le réel métamorphosé. Selon André Breton, « toute épave à portée de nos mains doit être considérée comme un précipité de notre désir ».
Tu regardes une sculpture d’Alberto Giacometti, Boule suspendue (1930-1931). Salvador Dalí décrit cet objet : « Une boule de bois marquée d’un creux féminin est suspendue par une fine corde à violon au-dessus d’un croissant dont une arête effleure la cavité. » Pour certains, l’objet suggérerait une rencontre du soleil et de la lune ; selon d’autres, ce serait quelque chose de dérangeant comme la conscience insistante de l’échec ; pour d’autres encore, cet objet pourrait être la transformation agressive du bilboquet dangereux.
À partir d’une idée de Dalí, Brassaï photographie des Sculptures involontaires (1930-1933). Elles sont des choses banales, des matériaux parfois répugnants : « tickets d’autobus, de métro (roulés, tordus instinctivement), morceau de savon, de coton hydrophile,“sculptés” par l’automatisme ». Des gens anonymes, ignorés, sculptent de petits « machins », des formes inattendues, gênantes et merveilleuses. Plus tard, Alina Szapocznikow (1926-1973) crée en 1971 des Photosculptures ; elle explique : « C’était l’autre jour, j’étais fatiguée, je m’assis et commençai à mâcher mécaniquement un chewing-gum. Alors que je donnais des formes bizarres dans ma bouche, je réalisai soudain quelle extraordinaire collection de sculptures abstraites naissait entre mes dents. » Et, par les dents, par la fatigue et l’inconscient, elle réalise des œuvres inquiétantes et elle les photographie…
Souvent, les surréalistes sont fascinés par le secret, par le voilé, les mystères, l’énigmatique. Compagnon des surréalistes, Marcel Duchamp imagine l’un de ses objets, À bruit secret (1916/1964). Il décrit ce readymade assisté : « À l’intérieur de la pelote de ficelle, Walter Arensberg devait placer secrètement un petit objet qui fait du bruit quand on le remue. Et, jusqu’à ce jour, je ne sais pas ce qu’il est, ni, j’imagine, personne d’autre que moi. » Et, dans cette exposition du Centre Pompidou, Mark Dion (né en 1961) crée Package (2013). Cette œuvre est constituée de nombreux colis fermés envoyés au commissaire de l’exposition, venus des quatre coins du monde… Sans cesse, les créateurs gardent leur secret…
Et les surréalistes sont les paysans de Paris, les flâneurs ; ils errent ; ils explorent les plis et les replis de la ville, ses avenues, ses ruelles, ses bouges, ses hôtels luxueux, ses restaurants, ses toits, ses souterrains, ses aventures, la douceur et la férocité des citoyens, les amours, les crimes. Tu lis les plaques des rues réelles ou imaginaires : la rue Glacière, la rue Cerise, la rue de Tous les Diables, la rue Faible, la rue aux Lèvres, la rue de la Transfusion de sang, la rue d’une Perle, la Galerie du Baromètre, le Passage de l’Opéra onirique…
Gilbert Lascault
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