Germain Viatte, conservateur spécialiste de l’art contemporain, rappelle dans l’essai qui ouvre le volume la place de Leonardo Cremonini dans les débats de son époque et les échos qu’eurent dans la presse ses expositions. Les controverses étaient vives en cette période où Paris avait le sentiment de perdre de son influence artistique au profit de New York. Ce déplacement n’était au demeurant que le symptôme d’un basculement plus essentiel, beaucoup de plasticiens renonçant alors aux techniques traditionnelles, au « métier », leur préférant l’usage d’images et d’objets préexistants, empruntés à la publicité, aux bandes dessinées, à l’industrie (cf. les ready-made des continuateurs de Marcel Duchamp ou les collages du pop art, par exemple). C’est à ce moment que Leonardo Cremonini, né en Italie, choisit de se fixer en France, armé de ses seuls crayons et pinceaux. Son œuvre va se développer dans une solitude croissante, mais paradoxalement peuplée d’intellectuels n’hésitant pas à s’engager pour défendre ses toiles. Des deux côtés des Alpes ou de l’Atlantique, en effet, parmi les philosophes, les sémioticiens, les poètes, les romanciers et évidemment les critiques d’art, nombreux sont les gens de lettres à s’être penchés sur son œuvre. À telle enseigne que Régis Debray notait non sans humour en 1995 : « Eco montre que Cremonini est un bon sémiologue, Althusser montre que Cremonini est un bon marxiste, Pierre Emmanuel montre que c’est un bon catholique, Moravia montre que c’est un romancier tout à fait intéressant et Jouffroy que c’est un surréaliste tout à fait complice. » Constatons que dans cette énumération, Marc Le Bot n’est pas nommé. Et s’il échappe à cette critique, n’est-ce pas parce que son approche est plus pragmatique, plus soucieuse d’un véritable échange avec le plasticien ?
Toujours est-il que dans les études qu’il lui consacre, Marc Le Bot s’emploie à revenir sur certaines notions fondamentales de cette peinture si ostensiblement héritière de la tradition et cependant si évidemment moderne… Cela donnera lieu, au fil des expositions et des contributions, à la publication d’une vingtaine de textes qui culmineront avec Les parenthèses du regard, ouvrage également reproduit ici et dans lequel les analyses de l’écrivain alternent avec les réactions et développements du peintre. L’intelligence sensible, le souci librement consenti d’approfondir ou non un sujet abordé par l’autre y éclatent tellement à chaque chapitre que Germain Viatte, pour qualifier ce dialogue, parle justement de « conversation sacrée »…
Il faut d’abord expliquer ce paradoxe d’une œuvre on ne peut plus inscrite dans la grande tradition du faire, d’une œuvre figurative jamais très éloignée des anciens genres (paysages naturels ou urbains, scènes de genre, notamment…) donc, et cependant si vivante, si proche de nos façons de vivre modernes. Le peintre n’hésite d’ailleurs pas à descendre dans l’arène des controverses, renvoyant dos à dos l’hyperréalisme et l’expressionnisme abstrait d’un Jackson Pollock, l’un se détournant de l’humain au profit des objets, l’autre fondé « sur une conception négative de l’homme qui est une négation du mental ». L’Italien le souligne : selon eux, « l’essentiel de la réalité humaine serait dans les comportements du corps, dans le geste libératoire, dans la négation de la forme ». Rejetant les postures narcissiques et exhibitionnistes dans lesquelles se complaisent trop d’artistes à son goût, Leonardo Cremonini entend au contraire faire progresser notre connaissance de l’être humain. Il insiste là-dessus, il y revient, il veut être un « découvreur » des façons de fonctionner des hommes et des femmes. Son point d’appui se nomme alors Léonard de Vinci. La fameuse recommandation que fit le génie du xvie siècle d’observer, avec l’intérêt nécessaire, les taches sur un mur lui semble la véritable attitude humaniste, celle précisément qui met fin à l’humanisme aussi, « annonçant Freud et le surréalisme ». « Léonard met fin à l’histoire de l’humanisme dans son domaine, comme Galilée dans le sien », écrit-il. Avec ces taches, qui sont prises de conscience « d’un phénomène qui va au-delà du rationnel, mais que la raison maîtrise », le baroque, l’aventure moderne peuvent prendre leur essor.
Dans les analyses qui accompagnent ce texte central, Marc Le Bot évite de souligner l’hédonisme peut-être un peu facile et un peu daté de ses encres de Chine centrées sur des jeunes femmes. Mais il sait mettre l’accent dans ces dessins sur l’équivalence entre le grain du papier et celui de la peau ou sur la circulation du blanc dans les formes ouvertes « par l’inachèvement des contours, par l’effacement des limites entre figure et support ». Cette étude (« La Faille ») est exemplaire de la délicatesse, de l’authentique poésie animant les commentaires de cet universitaire également écrivain.
Leur grande affaire reste néanmoins de préciser les particularités de l’espace pictural tel que le peintre veut le définir, dans lequel aussi il entend vivre. Il faut dire que ses tableaux montrent souvent des ouvertures, portes, fenêtres, baies vitrées, reprises dans des miroirs, glaces de salles de bain, psychés, trumeaux, se succédant, s’interposant, se reprenant les uns les autres, si bien que l’œil met un certain temps à s’y accoutumer, à démêler les fils de ces véritables labyrinthes visuels que sont ses toiles. Il en va de même de ses paysages de plein air, plages redéfinies par des structures supportant des velums, des poteaux, des barrières, des rangées de chaises longues ou jardins rythmés par des buis taillés, des haies, le mobilier urbain, les arêtes des murs… Dedans évoluent des personnages dont on ne parvient plus toujours à comprendre sur quel plan ils se situent. Entre reflet dans la surface vitrée et présence fugace dans la chambre, entre rêve et sommeil, entre hallucination enfantine d’une scène primitive ou présence d’un homme ou d’une femme que l’on déduit d’une ombre portée… Une silhouette encadrée dans un chambranle surgit, une autre apparaît dans un châssis sans toile, des enfants jouent à cache-cache, à colin-maillard, surprennent une scène interdite… Chaque tableau de Leonardo Cremonini est un labyrinthe où l’amateur se perd comme le peintre, où l’exploration de l’espace bidimensionnel nécessite un certain temps, devient durée, fragment de vie pendant lequel on vit une autre existence, celle d’un autre ou de celui que l’on pourrait être.
Leonardo Cremonini a toujours regretté que le champ pictural soit limité par les dimensions matérielles du tableau, par son isolement sur les cimaises des musées. Comme celui de Gilles Aillaud, autre peintre jouissant aujourd’hui d’un regain d’intérêt, le dispositif visuel qu’il a alors élaboré, ce trompe-l’œil qui se donne pour tel offre au spectateur la possibilité de s’attarder dans l’œuvre, de démultiplier sa contemplation méditative. C’est ce que souligne avec beaucoup de pertinence et une grande élégance ces Vertiges du voir.
Thierry Romagné
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