Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture a été publié pour la première fois chez Flammarion en 1992 (1). Il est réédité aujourd’hui. De nombreux tableaux (souvent avec des détails inattendus) sont bien photographiés. Daniel Arasse choisit d’abord une distance par rapport à un tableau, puis il s’approche, il l’observe de très près en une sorte de lecture soigneuse ; il dénombre des signes, des éléments de l’image, les gestes des personnages, les objets, les paysages, les couleurs et les taches, les lignes, les schémas…
Les détails d’une œuvre sont des surprises, des énigmes ou des pièges. Le détail est parfois inopiné, fortuit ; puis il est identifié, scruté, isolé ou découpé d’un ensemble. Il offre une nouvelle manière d’appréhender la peinture. Daniel Arasse signale de multiples détails pour proposer une relecture autre et neuve de la peinture occidentale. La proximité excessive des surfaces colorées ou la myopie peuvent être bénéfiques, utiles, fécondes.
Au départ, Daniel Arasse remarque un livre de l’historien de l’art britannique Kenneth Clark, Cent détails provenant des peintures de la National Gallery (1938). Grâce à l’amélioration des techniques de reproduction photographique, ces détails donnent à voir au lecteur les « récompenses » promises à celui qui « scrute patiemment » la peinture. Ces détails isolés étonnent, déconcertent, donnent des plaisirs, des sensations, des analogies. Une information parcellaire serait différente du message global de l’œuvre.
Publié à Harlem en 1604, Le Livre des peintres (Het Schilder Boeck) de Karel Van Mander montre comment le plaisir du détail peut devenir fascination. Van Mander note que Le Portement de Croix (1564) de Pieter Bruegel, dit l’Ancien, est « peint avec du naturel mais contenant quelques petites scènes comiques ». Dans la grande Tour de Babel (1563), de nombreux détails très colorés se découvrent progressivement.
Au XVIIIe siècle, le président de Brosses (dans sa 43e Lettre écrite d’Italie) propose de créer un musée qui rassemblerait les meilleurs détails des fresques italiennes ; il ferait exécuter en mosaïque les copies des fresques originales et réduire « les meilleurs morceaux » en « retranchant ou en séparant certaines parties ». À cette époque, le goût pour ces « morceaux de choix » constituerait une « débauche de l’œil ».
Les détails sont privilégiés : par exemple, les pieds d’un apôtre (dans L’Assomption de Dürer, 1510), ou bien les plaies du Christ qui formeraient une image de dévotion, des stigmates… Ou encore, dans l’étrange Annonciation (1527) de Lorenzo Lotto, un chat noir court au centre du panneau lorsque l’ange salue Marie ; on a parlé ici d’une « fantaisie visionnaire ».
Au Quattrocento et au début du XVIe siècle, apparaissent de grosses mouches sur des tableaux. La mouche est un dispositif pictural. Ce motif n’est pas florentin d’origine, quand Vasari attribuait à Giotto la paternité de ce motif ; il provient plutôt des Flandres, d’Allemagne, d’Italie du Nord. Par exemple, dans La Crucifixion (1512) de Baldung Grien, une mouche se pose sur un crâne. Ou bien, dans Le Veilleur (1631?) de Georges de La Tour, une mouche sur un genou ne bouge pas.
À l’aquarelle et à la gouache, Dürer dessine La Grande Touffe d’herbes qui marque une tendance à transformer l’étude de détail en une œuvre autonome, tendance qui constitue certainement l’une des origines de la nature morte.
Tel détail « de luxe » correspond à un goût de cour, à des objets précieux, à des gestes, à des codes sociaux. Presque au premier plan de l’Adoration des Mages (1423), Gentile da Fabriano peint un écuyer qui enlève ses éperons au roi. Cette action ne sert guère au récit ; mais le peintre a porté une attention très méticuleuse au détail de la structure métallique de l’éperon comme aux gestes nécessaires à l’opération. Ce n’est pas là un caprice du peintre. Mais c’est une demande du goût chevaleresque et aristocratique. L’éperon du Roi mage est peint dans le même esprit que la richesse des étoffes, la variété des coiffes, le relief des bijoux, des pommeaux d’épées, des harnais.
Dans De la peinture (1436), Leon Battista Alberti souhaite une abondance réglée de détails ; la storia (le récit) doit être « abondante » et « digne » grâce à la claire articulation de ses parties. La varietas est source de plaisir pour celui qui regarde, mais l’abondance serait limitée, contrôlée. Selon Vasari, Raphaël aurait évité « d’en faire trop ou trop peu ».
Ou bien, autour de 1880, les peintres académiques (Bouguereau, Cabanel, Rochegrosse) choisissent souvent l’accumulation d’éléments et la confusion décorative qui sont indissociables de la banalisation. Le spectateur est alors « disloqué ». Devant Andromaque (1883) de Rochegrosse, un critique note la multiplication des détails d’une nuit de carnage : « Plus épouvantés qu’émus, nos yeux se promènent successivement de l’un à autre des acteurs de cette lugubre boucherie. »
Ou encore, Daniel Arasse regarde une énigme absolue de Goya, Un chien (vers 1820-1821) : « Tout ce que l’on peut dire, c’est que cette tête de chien “prend figure” sur le fond et, mieux peut-être, dans ce fond même. […] Force est de constater que l’œuvre intitulée Un chien ne se propose pas à une lecture qui trouverait dans l’image de quoi articuler un discours, un sujet, un contenu susceptibles d’être spécifiés ».
Dans une postface, Daniel Arasse regarde certains détails ambigus qui sont des pièges, des souricières. Parfois, les historiens de l’art sont piégés par des interprétations discutables. Tu observeras La Laitière (vers 1658-1660) de Véronèse ; un objet serait plutôt une chaufferette qu’une souricière. Et trois animaux apparaissent (et disparaissent) dans les fables des historiens de l’art ; le vautour (dans un tableau de Léonard de Vinci), le rat (sur un portrait de Parmigiano), un serpent (dans La Tempête de Giorgione, vers 1507)… Les détails sont toujours des hiéroglyphes et les secrets des peintres qui sont des silencieux.
- Lors de sa parution, Le Détail avait fait l'objet d'un article de Georges Raillard (QL n° 611).
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