Si l’on porte le regard sur les entretiens accordés par l’auteur après Les Particules élémentaires (Flammarion, 1998), la sensation d’imprévisibilité, d’originalité et de surprise est d’autant plus forte que l’attitude générale de l’écrivain est tout en retenue et en immobilité. Le corps de cet excentrique bouge peu, il se concentre, il est capable – ce qui est rare chez l’homme ordinaire – de ne pas bouger du tout. Dans un entretien de 2005 avec Laure Adler[1], par exemple, au début si étrange, proprement mis en scène, Michel Houellebecq avance vers la caméra, avec cette marche légèrement chaloupée, son chien welsh corgi pembroke au bout de la laisse. Le plan suivant est celui d’une chambre d’hôtel somptueux avec vue sur le lit en arrière-plan, et Clément adorablement couché sur les pieds de la journaliste. À l’image furtive d’un dandy discret succède l’excentricité d’une posture de retrait et de tension : les silences de l’auteur, ses pauses parfois très longues en pleine phrase, précèdent des associations d’idées qui fusent, en dehors de tout circuit ordinaire, passant de Bernardin de Saint-Pierre à Dante, pour suggérer la difficulté de dire le bonheur par le roman, alors qu’il vient de publier La Possibilité d’une île (Fayard, 2005).
Le visage de Michel Houellebecq, qui a littéralement muté depuis quatre ou cinq ans, est porteur de nombreux indices d’étrangeté et d’émotion : lors des entretiens, le regard soudain décroche, les paupières clignent, le regard s’agite, les pupilles cherchent quelque part une idée, souvent y renoncent, avec un effet Modiano aux confins de la folie et de la dysphasie. Au bout du processus, sortie d’un corps presque effacé, une voix onctueuse et précise, qui cingle. Certains entretiens sont parfaitement fluides, d’autres, comme celui que l’auteur a accordé en 2010 à Sylvain Bourmeau pour Médiapart[2], soulignent davantage que cette suspension inappropriée de la rhétorique constitue sans doute l’un des sommets du genre : silence, murmures, silence, murmures, puis soudain la réponse, puis à nouveau du silence. L’expression excentrique de la réflexion, justement placée contre la temporalité ordinaire de l’interview, fascine ou agace. Le silence fait partie du texte.
Ce n’est pas tant l’apparence du décousu ou de la provocation qui crée la sensation d’étrangeté, que le flottement vocal, celui d’une pensée qui dérive ailleurs. Michel Houellebecq se décale de la position de l’interviewer, fait un pas de côté, se fige, avec divers degrés de tendresse, de complicité ou d’ironie, et l’on n’est pas surpris d’entendre, face à Laure Adler : « Pour moi, c’est une nouveauté, d’être comme tout le monde. »
Auteur d’un regard sociologique acéré sur la crise contemporaine de l’humain, l’excentrique Houellebecq se situe pourtant mentalement hors du temps et hors du monde. Sur le plan géographique et privé, il se délocalise en Irlande parmi les landes, les arbres, les pierres, ou bien se perche à plusieurs dizaines de mètres de hauteur au-dessus des quartiers périurbains. L’auteur se décale en réalité constamment. Géographiquement, intellectuellement, médiatiquement, l’immobile court, le mutique déploie ses voix : il chante des poèmes rock lors d’une émission de Michel Drucker (« Vivement dimanche », avec Françoise Hardy, 2001), frappant du pied le sol avec une gestuelle d’adolescent timide, se rapproche de Jean-Louis Aubert, donne des interviews passionnantes et déconcertantes, parle à contre-courant, agace la doxa, provoque sans toujours le vouloir, affiche un corps singulier avec le naturel d’un homme normal, fascine un autre excentrique de renom, Iggy Pop, qui fait adapter son Rester vivant pour le cinéma[3], ou encore Fabrice Luchini, qui dira la musicalité du nom et la nonchalance de l’être. Nonchalant, peut-être, mais hyperactif.
Chanteur, photographe et acteur, l’écrivain a récemment commenté sa légende médiatique en se laissant saisir par le cinéma. L’Enlèvement de Michel Houellebecq[4], à cet égard, contient une mine d’informations sur la comédie du personnage de l’écrivain, tout en ménageant des surgissements documentaires et autobiographiques où l’excentricité devient l’une des marques d’un homme qui par ailleurs traîne l’image d’une normalité obstinée. La scène des masques, notamment, grotesque et carnavalesque, dans le délire éthylique d’hommes entre eux (et, en l’occurrence, d’hommes qui en séquestrent un autre, avant de comprendre le caractère hors norme du personnage), achève de renvoyer toute interprétation de l’apparence des auteurs aux illusions théâtrales. La photographie célèbre de Renaud Monfourny (1998), réalisée lors de la sortie en poche des Particules élémentaires, le représente en dandy paradoxal, veste trop grande, cigarette bientôt prise et sac Monoprix au bras ; elle annonçait beaucoup de ce qui allait se dire de vif et de saugrenu dans ce corps simple et aristocratique. Or ce déplacement excentrique prend, dans ses romans, un sens spécifique.
Quel que soit le « milieu » étudié, le déplacement du sujet du centre vers la périphérie est l’une des constantes des romans de Houellebecq. Extension du domaine de la lutte (Éditions Maurice Nadeau, 1994) est déjà un texte de dérive, quelques années avant que Les Particules élémentaires ne concentrent le regard sur un point sociologique et historique inattendu, les camps de naturistes des Landes, comme si le dispositif narratif cherchait toujours l’idée de la fugue, en dehors de ville, en dehors de soi, le pas de côté vers l’abandon du drame annoncé des solitudes et des vies foutues. Une dérive hors de l’immobilité, un moment hors de l’acceptation par l’homme de la brute et simple persévérance de l’être, de l’animale volonté de « rester vivant ».
La synthèse la plus claire en est sans doute donnée par La Carte et le Territoire (Flammarion, 2010), où la métaphore de Baudrillard fonctionne à plein régime. Ce personnage d’artiste (Jed Martin), incarnation de l’artiste excentrique et perdu, est le point de départ d’une errance périphérique qui s’achève par un court essai sur l’exode inverse des villes vers les zones rurales, annoncée comme le futur mouvement hémorragique des cités asphyxiées. Le déplacement centrifuge se lit, sous une autre forme encore, dans Plateforme (Flammarion, 2001), dans Soumission (Flammarion, 2015) (la fuite soudaine de l’universitaire vers Rocamadour) et, directement, sous celle de la disparition volontaire et de la fugue, dans Sérotonine (Flammarion, 2019).
S’excentrer, pour Michel Houellebecq, ce serait donc se sauver, dans tous les sens que l’on peut donner à cette expression, s’arracher un instant, par posture, par écriture, par poésie, par trajectoire (la balistique a une importance considérable dans les métaphores houellebecquiennes), mais aussi par obligation (« J’ai quitté la société, le fait que je n’ai plus le droit de fumer m’interdit les transports en commun […], je ne fais plus partie de l’espace public[5]. »). Ce serait échapper au déterminisme, si puissamment décrit par Schopenhauer, s’éloigner d’un point donné, surprendre par le déplacement même du sujet, déjouer les lois de la gravitation et du cercle, sortir de la ligne droite (et donc de la trajectoire parfaite attendue des objets en mouvement), contourner les journalistes, déconcerter les grilles politiques, éviter les réponses attendues, plus paradoxalement se taire – ou se marier. Il faut imaginer cet excentrique heureux.
[1]. « Permis de penser », Arte, septembre 2005. Le regard de Laure Adler sur Michel Houellebecq a considérablement évolué depuis lors.
[2]. « Michel Houellebecq : La Carte et le Territoire », entretien avec Sylvain Bourmeau, Médiapart, 2010.
[3]. Rester vivant. Méthode, film de Reinier Van Brummelen, Erik Lieshout et Arno Hagers (Pays-Bas, 2016).
[4]. Film de Guillaume Nicloux (France, 2014).
[5]. Entretien avec Sylvain Bourmeau, émission « Esprits libres » de Guillaume Durand, France 2, 2006.
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