Ariana Saenz Espinoza : Le libertarianisme est introduit dès les premières pages par un personnage qui a tous les traits du genre. Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce courant idéologique relativement peu traité dans la littérature française ?
Mathieu Larnaudie : Précisément ceci : l'influence active de cette idéologie dans le champ politique et dans le débat public français passe quasiment inaperçue. Nous sommes imprégnés de ces doctrines et de ces idées-là, sans même le savoir, parce qu'elles circulent par des courroies opaques. Certes, on les remarque davantage à présent que les réseaux sociaux sont entre les mains de richissimes patrons soit ouvertement libertariens, soit fraîchement convertis par pur opportunisme comme Mark Zuckerberg. Ces plateformes sont donc marquées idéologiquement, sans que cela soit explicite pour autant. En Europe, le courant de pensée libertarien est comme invisibilisé. L'extrême droite française, quand elle se fait libertarienne, camoufle cette doctrine sous les atours du nationalisme, sans doute à cause des réticences de l'électorat français vis-à-vis des modèles américains. En réalité, elle importe les thèses libertariennes en essayant d'en tirer une matrice européenne teintée de nationalisme.
A. S. E. : Ce qui semble un contresens ; le libertarianisme devrait en principe s’affranchir du nationalisme, de l'histoire même.
M. L. : Oui, il devrait par exemple s'opposer à la notion de frontière. Mais on observe que la version la plus extrême du capitalisme dérégulé requiert un appareil étatique, policier, comme garant. Ce courant porte en lui une vision autoritaire du pouvoir — ou plutôt policière, puisqu'il tend à réduire le politique au policier. Ces deux aspects fonctionnent en symbiose. On le voit à l'œuvre chez certains partis européens et chez ces partisans du libertarianisme ralliés à l’obsession du contrôle des frontières, incarnés par Trump. C’est pourquoi j'ai voulu commencer le livre par un personnage issu de cette mouvance, inspiré d’un personnage réel, Peter Thiel, le premier associé d'Elon Musk.
A. S. E. : Qu'est-ce que ce personnage vous a permis de figurer ?
M. L. : Une sorte de caste de milliardaires américains qui sont à la fois libertariens et survivalistes avec une tendance transhumaniste. Au nom de la liberté individuelle, ils considèrent que leur destin peut et doit s'extraire de celui de l'humanité commune. On les voit ainsi acheter d'immenses propriétés en Nouvelle-Zélande, y construire des villas sécurisées et des bunkers pour se prémunir d'une apocalypse potentielle. Ces personnages, qui détiennent aujourd'hui le plus grand pouvoir idéologique et financier, sont traversés par des angoisses communes à tous – celles liées à la crise écologico-climatique dont on ignore l'ampleur future des conséquences. Face à cette menace, certains ultra-riches choisissent de faire sécession avec le reste de la population et d'utiliser leur fortune comme une assurance contre l'apocalypse.
A. S. E. : La narration est traversée par un vortex qui oscille entre le concret et l’irreprésentable. Cette tension reflète-t-elle ce que Günther Anders désigne comme le « supraliminaire », c’est-à-dire l'incapacité de l’être humain à se représenter les conséquences de sa production industrielle ?
M. L. : Anders s'intéresse à une conception de l'apocalypse qui a longtemps prédominé : celle de l'apocalypse nucléaire, c'est-à-dire l'idée qu'une guerre atomique pourrait détruire le monde, provoquer la fin des temps, la fin de l'humanité, la disparition de l'espèce. Ce qu'il appelle « une apocalypse sans royaume », autrement dit une annihilation pure et simple, une destruction totale, sans salut. Aujourd'hui, on observe un basculement vers l’hypothèse d’une apocalypse climatique, qui devient le ferment imaginaire majeur de notre époque. La peur du nucléaire subsiste, parce qu'une apocalypse n'en chasse pas une autre : c'est presque une apocalypse qui vient se greffer sur une autre. Je reviens souvent à cette phrase de Walter Benjamin — elle est en réalité de Jules Michelet : « Chaque époque rêve la suivante. » Mais quand on regarde l'histoire des représentations de l'apocalypse, l'inverse est tout aussi vrai : chaque époque rêve qu'il n'y en aura pas de suivante. Chaque temps se vit comme le temps de la fin.
A. S. E. : Dans cette configuration idéologique, comment Eugénie Valier, héritière d'un grand groupe industriel, inscrit-elle son geste de liquidation de l'entreprise en faveur d’une fondation écologique chargée de nettoyer les océans ?
M. L. : Eugénie Valier est le pivot autour duquel le livre s’organise. Elle m’a été inspirée par Liliane Bettencourt et aussi par ces impératrices chinoises qui régnaient sans vraiment agir, incarnant un centre vide du pouvoir autour duquel le monde entier gravite. Il y a un aspect de cela chez elle : elle surplombe l’univers depuis son fauteuil, proférant ses visions apocalyptiques devant ses visiteurs. Ce qui m’intéressait aussi, c’était qu’elle soit une femme, pour lui conférer une place particulière dans la triangulation familiale qui est au cœur du livre : le grand-père, fondateur de l’empire ; la fille, qui en a hérité et l’a fait prospérer ; et enfin, le fils, qui attend un héritage que sa mère refuse de lui accorder. Le texte ne pouvait pas se contenter d’une concaténation d’hommes, d’autant que, et c’est un motif important dans le livre, je souhaitais qu’il y ait une sorte de drame familial sous-jacent. Un drame psychique qui, d’une certaine manière, alimente le drame économique. Le projet de liquidation d’Eugénie Valier est lié à des motivations familiales, mais aussi à un horizon idéologique, cette pulsion de mort qui habite profondément le capitalisme.
A. S. E. : Quelle différence faites-vous entre cette pulsion de mort propre au capitalisme contemporain et celle qui relèverait davantage d’une apocalypse « traditionnelle », qui traverse la Bible et l’histoire culturelle de notre civilisation ?
M. L. : C’est une des questions que pose insidieusement le livre. Est-ce qu’il y a vraiment une différence ou une continuité ? La séparation entre l’homme et la nature, entre les sociétés humaines et la préservation de l’arche terrestre, a conduit à cette idée qu’on pouvait épuiser les ressources de manière forcenée, sans jamais considérer qu’elles n’étaient pas inépuisables et que cela finirait par se retourner contre nous. C’est ce qui se manifeste aujourd’hui avec le réchauffement climatique, en grande partie causé par l’activité humaine. Cette logique, on peut la retrouver dans les grands monothéismes, qui reposent sur la conception d’un Dieu créé par et pour les hommes. Il y a une imprégnation religieuse dans l’inconscient du capitalisme : il est irrigué par une fascination pour le désastre, la catastrophe, la fin des temps. Une forme de quête d’une issue, qu’elle soit tragique ou bienheureuse. C’est une pulsion de mort qui traverse notre système politico-économique. Destructeur, il produit sans cesse ses propres crises, ses propres effondrements. L’une des questions fondamentales du livre tient dans cette opposition entre ceux qui veulent arrêter l’histoire — ceux qui pensent que sa fin est possible, voire souhaitable, comme Eugénie Valier — et la persistance de ce qui n’en finit pas, qui relève de l’infini : l’idée que l’histoire n’a pas de fin, qu’elle reste une dialectique ouverte, sans synthèse ni clôture, comme le disait Derrida.
A. S. E. : Votre écriture déploie une phrase-flux qui brasse et charrie tous les débris du désastre. Comment cette forme narrative particulière vous permet-elle de créer une langue qui s'en trouve à la fois atteinte et non détruite ?
M. L. : Il existe différentes stratégies d’écriture lorsqu’il s’agit d’appréhender la langue dominante. On peut se l’approprier, tenter de la faire entendre de façon critique pour en dévoiler les ressorts. Une autre voie est possible : celle de créer une langue totalement différente, un langage qui n’a justement rien à voir avec le langage dominant, mais qui en intériorise parfois des formules ou des formes, en les montrant et en indiquant d’où elles proviennent. Par ce geste d’écriture, j’ai cherché un langage qui ne serait pas « indemne », car il n’est jamais pur, mais radicalement autre, en termes poétiques, stylistiques, et peut-être aussi épiques. Radicalement autre que le langage dominant, celui des communicants, de la nouvelle économie, etc. J’ai besoin d’écrire une autre langue que la leur, c’est une question de respiration. Et cette phrase-flux, inspirée par les courants marins, un motif majeur du livre, permet de faire exactement ce que vous décrivez : dans un même mouvement, brasser des éléments hétérogènes de la réalité, passer d’un lieu à l’autre, d’un sujet à un objet, tout en intériorisant des « éléments de langage », comme disent ceux qui parlent ce langage dominant, mais sans que ce langage-là l’emporte à la fin. Le temps du texte, on a entendu autre chose.
A. S. E. : Dans une lettre à Milena Jesenská, Kafka lui écrit que « les fantômes ne mourront pas de faim », mais que « nous, nous serons anéantis ». Ce qu’il nous reste, puisque la chute s’est déjà produite, c’est de « “leur” montrer qu’on les a reconnus ». Cette affirmation, qui n’est pas strictement nihiliste, que vous évoque-t-elle ? Votre livre semble lui aussi porter l’empreinte du « fantomatique de l’homme » dont parle Kafka.
M. L. : Je pourrais répondre en absorbant littéralement la citation. Écrire, ce serait aussi dire aux fantômes qu'on les a reconnus. Je crois que cela vaut pour un livre comme celui-ci. Cela dépend aussi de qui l’on reconnaît comme fantômes de l'histoire. Sans oublier les anges de l'histoire. Vous vous en doutez, je suis assez intéressé par ce que font les anges de et dans l'histoire. Car l'ange de l'histoire, c'est celui qui relance l'histoire. Ce n'est pas celui qui la clôt.
Ariana Saenz Espinoza
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