D’abord, il tète. Sa mère, couchée sur le flanc dans une cage d’acier, les mamelles laissées à la gloutonnerie de la portée. Puis la queue, les dents, les couilles du porc de charcuterie sont coupées. Il est placé avec douze autres porcelets, ses frères, en stabulation dans un box, sur caillebotis de béton plastique. Comme l’éclairage et la température du hangar, l’alimentation des porcelets et les dates d’insémination artificielle des truies sont contrôlées par ordinateur. Leurs chaleurs régulées par injection d’hormones ovulatoires. Le manque d’espace, soixante-cinq centimètres carrés par tête, favorise chez le porc l’apparition de comportements stéréotypés : mouvements de gueule circulaires, piétinement pathétique, couinements irrationnels, œil torve. Pour prévenir le développement de maladies dues à la promiscuité, on le bourre d’antibiotiques. Finis à l’engrais, les treize porcs atteignent à cinq mois le poids de cent vingt kilos. Deux hommes en tablier les poussent du box à coups de manchons cloutés et de douilles électriques. C’est un enfer de cris. Les porcs sont montés dans un camion qui les transporte jusqu’à un autre lieu de parcage. Après un temps de repos destiné à décontracter la viande, ils sont étourdis un par un avec des pinces à électrocution appliquées derrière les oreilles. Les porcs inertes, les pattes encore agitées de soubresauts, sont couchés sur le flanc droit et alignés sur un tapis roulant. Des employés en blouse blanche, indistinctement hommes et femmes, gantés de caoutchouc, la tête couverte d’un masque hygiénique et d’une charlotte, attendent que les porcs passent devant eux sur le convoyeur à bande, à la hauteur d’une caisse de supermarché. Ils plantent un trocart ans une veine au-dessus du sternum. C’est la saignée. Le sang noir gicle hors de la plaie et macule le porc et le matériel. On le récolte dans une gouttière pour un réemploi ultérieur. Le porc, lui, a quelques spasmes aux cuisses et aux oreilles, puis il meurt. Il s’appelle désormais carcasse. Chaque carcasse est pendue par une patte arrière à un crochet de métal monté sur un plafonnier à roulement. Elle s’élève et trouve sa place dans l’alignement des autres carcasses, en verticales serrées, comme une chemise dans une penderie. Les carcasses sont immobilisées quelques minutes, le temps que le sang se vide sur le carrelage. Elles sont ensuite rincées, échaudées, épilées et flambées au chalumeau dans un four à gaz. Ça tue les bactéries et donne à la couenne une couleur amène. L’éviscération est en partie manuelle, au couteau de fer. Dix-huit heures avant son changement, le porc a été mis à jeun, son intestin est pauvre en selles. La carcasse évidée continue son parcours, tête en bas, ongles rognés, puis une scie circulaire automatique la sectionne par le milieu d’un seul mouvement descendant. À ce stade, le porc se dédouble. C’est maintenant deux demi-carcasses, l’heure d’être débité. De la tête, fendue au hachoir électrique, on extrait le cerveau, petit amas rosâtre déposé dans un casier en plastique. Les côtes sont séparées au hachoir. Presque l’intégralité du porc est comestible. La bardière, ou lard dorsal, morceau particulièrement gras de la bête, entre pour un tiers dans la fabrication du saucisson, mélangé à deux tiers de viande maigre issue des parties dites nobles de la bête, épaule, poitrine et jambon. Hachées, viande maigre et viande grasse sont mêlées dans une cuve en inox, dans laquelle on ajoute du sel, du sucre, des ferments lactiques et du nitrate de potassium qui joue un rôle bactériostatique et agit sur la coloration de la viande lors de sa fermentation. La mêlée, rehaussée ou non d’ingrédients à valeur gustative, est embossée dans un boyau de porc préalablement lavé et dégraissé, dont la peau suffisamment épaisse et solide, perméable à l’air, rétractable, élastique et offrant une bonne adhérence à la viande, ne risque pas d’éclater lors du remplissage. La mêlée est embossée dans le boyau, celui-ci fermé par une ficelle. Le produit a pris sa forme finale. Pendant leur mise à l’étuvage, une semaine environ, les saucissons, à l’image miniaturisée des porcs qu’ils furent, sont pendus alignés dans un hangar ventilé, maintenu à une température de treize degrés, afin que la viande fermente, s’acidifie, et que se développent les flores de maturation, dites moisissure noble ou fleur blanche, qui donnent au produit un aspect prisé du consommateur. Séchés en accéléré à température artificielle, les saucissons sont décrochés, étiquetés, entassés, chargés dans des cartons, expédiés, déballés, exposés, vendus, consommés, digérés, chiés, ou jetés à la poubelle.
La Nouvelle Quinzaine LittérairePremier roman, premières pages
Article publié dans le n°1169 (16 mars 2017) de Quinzaines
La halle
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