Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.
Une malle de malheurs
Malaise
On n’en voit pas le bout. Certains disent qu’il est sans fin : le mal, le malaise, le malheur nous nimbe et nous n’avons souvent pas le ressort de recourir aux plaisirs pour nous purger de ses filaments tellement adhérents. Il faut aller voir dans L’Âme et l’Urine, le nouvel essai de Didier Nordon (Champ Vallon) consacré au« mauvais goût de la condition humaine », pour constater que notre affaire est faite et que, à moins de croire encore aux êtres providentiels – ce mythe –, nous sommes condamnés à grenouiller sans grandeur. Certains y parviennent, il faut le noter, sans emmouscailler leurs contemporains. Leur recette : la joie.
Mala Vida
Durant les décennies 1970-1980, il était difficile d’échapper à Génie la folle (1977) d’Inès Cagnati (1937-2007), un best-seller aussi prégnant que La Soupe aux choux de René Fallet. Sa version club avait envahi la France, de Dunkerque au cap Corse, et sa réédition (Denoël) replace enfin l’œuvre entière sous les projecteurs. C’est l’occasion de lire le chef-d’œuvre d’Inès Cagnati, c’est-à-dire son premier roman de 1973, Le Jour de congé (« L’imaginaire »), un livre terrible et beau, le pendant féminin de Poil de carotte. La pauvrette que Cagnati décrit a de quoi trouver la vie mauvaise. « Plus tard, quand je serai grande, je partirai, j’irai dans ce pays de soleil sauvage et là-bas, moi aussi, je serai belle. »
Maladie mélodie
Qui se souvient de Matthieu Galey, critique du « Masque et la Plume » et de l’Express,lié à la maison Grasset d’Yves Berger ? Il est mort il y a trente ans, à l’âge de cinquante-deux, fruit d’une époque enfuie où le piètre François-Marie Banier fricotait avec Aragon et où certaine éditrice roulait souvent sous la table, ivre morte. Galey n’a pas été sauvé par un ami, à l’instar d’Hervé Guibert. C’est ce qu’il dit tout au moins dans son Journal littéraire, 1953-1986 (« Bouquins ») où il a consigné nouvelles et portraits de la république des lettres. Entre deux commémorations proustiennes, le critique enchaînait les mondanités ainsi que les chauffeurs de taxi et leurs « écheveaux de muscles ». Il avait le don de torcher des portraits en trois mots. Ici, une « grande araigne aux cheveux d’argent » (Nicole Védrès) ; là, un « lutin à ressort » (Christine de Rivoyre). Léautaud était plus opiniâtre et panoramique mais Galey a quelques trouvailles. Notez cette Madeleine Chapsal « langoureuse ». Le temps est décidément malséant.
Maux monstres
La maison d’édition Contre-Allée vient de réaliser un doublé mémorable : tandis qu’Amandine Dhée virevolte avec sa Femme brouillon, où elle narre assez drôlement les affres de la jeune mère de famille, Antoine Mouton évoque les rapports du corps et du travail. Son texte libre s’intitule Chômage monstre. On se dit d’abord qu’il y a de quoi se faire du mouron avec ce phénomène de masse imparable et puis l’on se glisse dans un texte singulier où le mal économique laisse toute sa place à la vie des êtres. Mais à quel prix ? De son côté, le Grec Christos Ikonomou dévoile la part apocalyptique de ses relations au travail et à l’économie dans Le salut viendra de la mer (Quidam), son nouveau roman traduit par le formidable Michel Volkovitch. C’est terrible mais « les forces maléfiques du pouvoir et de l’argent » ont soumis le monde.
Uga et Manbo
On évitera de discuter du prix à payer avec l’uga ou la mambo, dont les rituels, plutôt destructeurs, sont plus onéreux que de raison. Bien avant tout le monde, le journaliste et pasteur épiscopalien américain Henry S. Whitehead (1882-1932), ami de Lovecraft, avait consacré à l’univers vaudou un recueil de nouvelles terribles et passionnantes que vient de traduire Gérard Coisne pour L’Éveilleur. L’inaccessible Mawu y fait des siennes et les paisibles colons des îles Vierges éprouvent le « règne de la terreur » au contact d’organes momifiés et d’araignées mémorables. Frissons de dégoût garantis.
Maudits
Elias Canetti peignait dans ses mémoires une mère inconsolable d’une jeune ange morte : « Elle pleurait, je fus frappé par le format peu ordinaire de ses larmes. » (Jeux de regards, 1931-1937). On pourrait produire les mêmes en évoquant les mauvaisetés de personnages comme la Belle Canaille de Wilkie Collins (1879), qui ne manque cependant pas d’humour, ou ce diabolique Catesby des Mémoires d’un laquais de Vénus de Derek Marlowe (1938-1996), rendu à ses ironies et à ses acides par la traduction d’Hortense Chabrier (L’Arbre vengeur) : « J’ai le sentiment de n’avoir jamais émergé : toutes mes expériences ultérieures et post-embryonnaires n’ont été que simples sortes de divines impulsions, insufflées en ma cervelle d’oiseau lors de ma conception, tel un circuit imprimé, afin d’assagir mon fœtus encore inconscient. » Décoiffant.
Malappris
À propos d’inconscience, on va pleurer – encore – en lisant Du narcissisme de l’art contemporain d’Alain Troyas et Valérie Arrault (L’Échappée), essayistes d’une obédience marxisto-lacanienne très en vogue qui ont décidé de mettre à nu la mariée qui ne prend même plus la peine de descendre les escaliers préparés par Marcel Duchamp. Troyas et Arrault auscultent cet « art contemporain » qui est aussi peu d’aujourd’hui qu’il relève de l’esthétique. Ils montrent son complet assujettissement à la grande bourgeoisie d’affaires. Du coup, on comprend mieux l’enthousiasme pour l’art brut, le dessin, l’estampe et le « Salon de l’art abordable ». La Quinzaine en profite pour offrir une leçon gracieuse à nos élites économiques – qui se montreront ravies en s’abonnant pour marquer le coup : l’art comme la littérature ne sont jamais au temps T où l’on croit qu’ils se trouvent. Il convient de chercher… ailleurs.
Absolu du mal
Un qui possédait d’une manière exceptionnelle ce sens de l’opportunité, c’est Adolf Hitler. Le journaliste allemand Volker Ullrich lui consacre en 1 200 pages sous coffret (Gallimard) une biographie monumentale qui est le pendant des biographies antérieures. Tandis qu’Ian Kershaw interrogeait les rouages des pouvoirs et l’enchaînement des événements, Ulrich interroge l’homme, et c’est terrifiant. Jouant l’anarchie des services pour conforter son pouvoir, Hitler doit décidément servir d’anti-critérium aux femmes et aux hommes politiques de l’avenir. Tout comportement approchant, tout discours et toute gestuelle comparables doivent désormais disqualifier ceux qui les pratiquent. Et les peuples doivent enfin apprendre que les êtres providentiels n’existent pas. Volker Ullrich rapporte ces propos de Goebbels : « Le Führer est célébré par le peuple, comme jamais aucun mortel n’a été célébré » (Deutschland-Berichte der Sopade, 1939). Le journaliste américain William L. Shirer notait au moment de l’annexion de la Tchécoslovaquie : « Pendant tout son discours, il ne cessa de remonter l’épaule droite et, chaque fois, sa jambe opposée, du genou au pied, se levait et se portait vers l’avant. [Le dictateur semblait] avoir perdu ce soir toute maîtrise de lui-même ». Qui osera encore dire que le mal avance masqué ?
Eric Dussert
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