Son dernier roman, 7, était constitué d’une série de sept longues nouvelles consonantes. Parmi ces mini-romans, extraordinairement créatifs, l’un, « Hémisphères », décrit un monde constitué de petits groupes autonomes et isolés, vivant sous des sphères, contrôlées de temps en temps par des inspecteurs des sphères : disciples de Mgr Lefebvre ou défenseurs des animaux, positivistes ou nécrophiles, queers ou pratiquants de l’aïkido traditionnel, royalistes ou masculinistes, partisans du suicide collectif ou panpsychistes, libertariens ou païens nordiques, etc. La chute de cette nouvelle est particulièrement réussie.
Tristan Garcia a aussi été l’auteur, il y a quelques années, de Nous, animaux et humains, l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur de ces « livres sur les animaux » qui constituent aujourd’hui quasiment un genre à part entière[1]. Il y montrait que nous ne savons plus vraiment ce que « nous » sommes. Nous le savons d’autant moins que nos « nous » précédents étaient fondés sur l’exclusion inadmissible de diverses catégories : esclaves, femmes et autres. Il faudrait donc dilater notre compréhension du « nous » en direction des animaux, qui sont comme nous des êtres « sensibles » et devraient à ce titre bénéficier de droits.
C’est cette voie que prolonge son dernier ouvrage, plus brièvement intitulé Nous. Mais le bandeau qui accompagne le livre évoque quelques-uns des ensembles que contient ce pronom : « Nous … animaux, humains, femmes, hommes, riches, pauvres, jeunes vieux, musulmans chrétiens, juifs, athées… » La liste peut évidemment être continuée à l’infini et c’est à quoi va s’employer l’essai de Tristan Garcia.
Comme dans son livre sur les animaux, Garcia décrit parfaitement le trouble qui saisit ce qu’il refuse de nommer les identités contemporaines, et qu’il préfère appeler les « nous » contemporains. Les « nous, Français » ou « nous, républicains » sont ainsi contestés aujourd’hui par le « nous, descendants d’esclaves » ou le « nous, déportés africains » des Indigènes de la République ou le « nous, grands singes » du Projet Grands Singes de Cavalieri et Singer. Mais les « nous » ont toujours été fluents, comme en témoigne l’exemple de Staline qui, face à l’offensive allemande, décide en 1941 de passer du « nous, communistes » au « nous, Russes ». Selon Garcia, le « nous » ne se limite pas aux humains et tous les « nous » peuvent être construits à volonté : « chacun est libre de s’inventer son identité », pas seulement politique mais aussi raciale ou de sexe, ce qui est aujourd’hui assez courant, mais aussi d’âge, ce qui est plus original. Le « nous » n’est pas un donné, il est « une sorte de sujet plastique », assez souple pour être emprunté par des êtres de toutes natures, mais suffisamment contraignant pour distinguer des camps, « suivant qui se sert du mot et comment il s’en sert ».
Tristan Garcia retrace ainsi l’histoire de ce « détourage » du sujet humain à travers des références très nombreuses et variées, puisées dans toutes sortes de domaines, quelquefois trop brièvement évoqués. Il y aurait aujourd’hui une « multitude de nous en nous », une « cacophonie d’appartenances ». En témoignent les débats à la mode dans la pensée critique, autour de la notion d’« intersectionnalité », proposée par Kimberle Crenshaw : quand une femme noire lesbienne est discriminée, au nom de laquelle de ces appartenances l’est-elle le plus ? Cela est aussi difficile à déterminer que les causes d’un accident de voiture qui a lieu à l’intersection de plusieurs routes. Mais, remarque Garcia, cette notion favorise les identités « subalternes » : il semble que certaines identités sont plus intersectionnelles que d’autres et que l’on parle rarement d’intersectionnalité à propos du mâle WASP (White Anglo-Saxon Protestant), alors même que celui-ci est également « pris dans des appartenances qui se recoupent ou se chevauchent ».
Pour rendre compte de ce chevauchement des identités, Garcia fait appel à un « modèle des calques », qui consiste à empiler les « nous » comme on empile des feuilles transparentes et à découvrir ainsi des chevauchements en un premier temps inaperçus. Des scissions apparaissent alors entre des cartes qui paraissaient jusque-là unitaires. Les calques du bas de la pile sont évidemment les moins facilement lisibles. La difficulté tient cependant, reconnaît Garcia, à ce que « nous ne savons plus comment fonder l’ordre des calques ». On peut alors douter de la capacité à manier ces calques sans s’y perdre. Qu’est-ce qui les stabilise et comment les jeunes et les moins jeunes perdus, des banlieues et d’ailleurs, vont-ils s’y retrouver entre tous ces papiers calques qui glissent sans cesse l’un sur l’autre ? Si l’on osait, on ferait l’hypothèse qu’ils risquent fort d’être, comme on dit, quelque peu « décalqués ».
Le livre de Garcia est passionnant parce que, dans son foisonnement et dans ses références multiples, scientifiques, historiques, politiques, culturelles ou philosophiques il est un témoignage parfait de cette labilité des « nous » contemporains. Il serait cependant possible se demander si ce jeu avec les « nous » n’est pas assez socialement déterminé et si les identités traditionnelles ne sont pas bien plus prégnantes qu’il n’y paraît. On ne peut alors s’empêcher d’évoquer un autre grand livre sur cette question du « nous » – c’est une référence qui ne plairait sans doute pas à Garcia –, le livre de Samuel Huntington, le théoricien du « choc des civilisations », qui s’intitulait Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures[2]. Huntington, face à ce malaise du « nous » déconstructionniste, proposait de revenir à une définition traditionnelle de l’identité américaine par la langue, la culture et la religion. Tristan Garcia, de son côté, est impressionné par l’efficace du « nous » dans la politique française contemporaine. Il cite quatre mouvements récents qui ont, selon lui, bien fonctionné car ils ont réussi à produire des « nous » : Indigènes de la République, autonomes et Comité invisible, militants de l’écologie politique et néo-réactionnaires. C’est en partie pour cette raison qu’il se penche sur les « nous » contemporains et veut les fonder dans une vision agonistique et instrumentale du « nous » politique. Le « nous » plutôt que l’unanimiste « tous ensemble »… Et si, plutôt que ces groupes, plus ou moins « en fusion », on essayait autre chose, qui a fait ses preuves, au carrefour d’une infinité d’identités ? Si on essayait plutôt le « je » ?
[1] Nous, animaux et humains : Actualité de Jeremy Bentham, François Bourin, 2011. Tristan Garcia est d’ailleurs proche de Vincent Message et de Jean-Baptiste Del Amo, qui viennent de publier deux romans sur ce thème, respectivement Défaite des maîtres et possesseurs et Règne animal.
[2] Publié chez Odile Jacob en 2004.
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