Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au coeur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.
Maux animés
Pas faire mal
« L’humanité a pénétré jusque dans les abattoirs », s’exclamait en 1856 le pharmacien A. L. A. Fée dans le Bulletin de la Société régionale d'acclimatation de Nancy. S’il avait su qu’au début du XXIe siècle on surprendrait les mêmes cruautés, cet enthousiaste aurait douté du progrès appliqué au genre humain. Dans son article « Il ne faut pas maltraiter les animaux » (Le Sonneur), il promouvait la voie défrichée par la Société protectrice des animaux (1845), vingt et un ans après son homologue britannique qui avait commencé par se préoccuper du sort des chevaux d’attelage.
Droit de l’animal
Le cheval est essentiel dans la prise de conscience générale. Aussi omniprésent qu’indispensable, il connectait alors les campagnes aux bourgs et nourrissait les grandes villes. Son droit d’animal à une existence sans souffrances inutiles fut donc un incontournable pont aux ânes. Dans L’Animal en république, 1789-1802 (Anacharsis), l’historien Pierre Serna montre comment, dès la Révolution française, les esprits les plus éclairés ont pris en main cette question via un concours de l’Institut posant cette question : « Jusqu’à quel point les traitements barbares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ? Et conviendrait-il de faire des lois à cet égard ? » Interrogeant notre relation à l’animal, l’essai charpenté de Serna rappelle que le Code civil (1804) offrait à l’animal un statut de « meuble » et qu’il faut attendre 1924 pour voir paraître la « Déclaration des droits des animaux » d’André Géraud. On avait oublié que le Code d’Hammourabi (1750 av. J.-C.) prévoyait des sanctions pour ceux qui épuisaient leurs bœufs de labour. L’Homme n’apprendrait-il rien ?
L’animal pédagogique
L’animal est pourtant un excellent vecteur du savoir : Le Grand Bestiaire de la philosophie de Christian Godin (Cerf) en apporte l’illustration avec une anthologie des plus remarquables métaphores animalières de nos grands penseurs. Ses chapitres sont consacrés au rat de Freud, au bouc de René Girard, au castor de Pierre de Beauvais, à l’âne de Giordano Bruno, au poulet de Bertrand Russell, à la mouche de Wittgenstein, à l’abeille de Marx et de Mandeville, ou au corbeau d’Épictète dont nous n’entendons plus les présages nettement. Au total, ce sont soixante animaux qui nous parlent à travers le temps par le truchement de philosophes qui souhaitaient transmettre leur leçon.
Fabuleux vecteur
Un autre domaine où l’animal fait des merveilles, c’est la fable. Depuis Ésope, la bête s’est avérée le solide complice du narrateur, qui s’autorise parfois à lui chercher des puces. Comme Michel Orcel dans ses petits essais de La Destruction de Nice (Pierre-Guillaume de Roux). Avec le concours de l’héraldiste Forget et de Michel Pastoureau (L’Ours : Histoire d’un roi déchu, Seuil, 2007), il peigne la fourrure de son ours patronymique et en arrive à ce blason : « In Ursas Abire ». Se transformer en ours… Le libertaire Lucien Descaves, auteur de Sous-offs en 1899 (La Part commune, 2009), l’avait fait sans trop se forcer. Il s’était affublé du surnom de « l’ours », animal figurant même sur son ex-libris, gourmand, une patte dans le pot de miel. Personne en revanche n’a choisi pour emblème Blaireau, le bonhomme héros du magnifique Vent dans les saules (1908) de Kenneth Grahame (Libretto, 2013), cette subtile rêverie bachelardienne d’un âge où Beatrix Potter dessinait les lapins beaucoup plus sagement qu’aujourd’hui Claude Ponti, cet agitateur, les poussins.
La hure de Machiavel
Des lapins, on en trouve plein les fourrés de Watership Down (1972) de l’Anglais Richard Adams (M. Toussaint-Louverture) qui, près d’un siècle après Kenneth Grahame, inventa lui aussi un roman à l’usage de sa progéniture. Dans le même genre épique que son prédécesseur mais avec des accents sociopolitiques, il imagina une épopée lapine où un Étienne Cabet à fourrure s’opposait à un tyranneau à moustaches. On ne peut s’empêcher de penser à La Ferme des animaux (1945)de George Orwell, dont une étonnante version sous forme de bande dessinée vient de paraître à l’enseigne de l’Échappée. Rien de nouveau sous le soleil, dira-t-on, et cependant… Cette version-ci a été éditée par la CIA, convaincue qu’elle nuisait au communisme durant la guerre froide. Il n’y a entre le lapin fasciste, l’âne bâté et le dictateur soviétique qu’une feuille de papier à cigarette. Mais l’animal ne fume pas, même de l’herbe.
Ânes et bisons
Les bestiaires de Jules Renard, Robert Desnos, Franc-Nohain (copié par Jacques Roubaud) ont abreuvé nos jeunesses de paraboles animalières et poilues (le poisson ne fait généralement pas d’effet sur le papier). En souvenir de sa lutte avec l’ange, l’Homme ne cesse de raconter sa lutte contre la bête qu’il croit devoir combattre, fût-elle petite. Ici, Manuel Arroyo-Stephens, grand libraire spécialisé dans le commerce des revues rares de la guerre d’Espagne, raconte les corridas mythiques qu’il a partagées avec José Bergamín (Parmi les cendres, La Table Ronde) ; là, l’Américain John Williams propose une chasse aux bisons mirifique dans une vallée isolée digne de Shangri-là (Butcher’s Crossing, traduit par Jessica Shapiro, Piranha). On en profite pour noter qu’en 1922 la Société américaine d’histoire naturelle comptait huit millions de chasseurs de « grands animaux » à travers le monde… on peut parier qu’elle ne comptait pas un seul écrivain expérimental comme le musicologue Jacques Amblard, dont le roman polychromique Noé est destiné aux amateurs d’étrangetés à plusieurs voix (éditions MF). L’animal y est omniprésent, stupéfiant médiateur, en toutes lettres ou en icônes.
Safari Paris
Il y a des animaux partout, en particulier dans les grandes villes. La Vie sauvage à Paris (La Martinière), un album du réalisateur Frédéric Fougea, le montre en même temps que son film documentaire, La Plus Belle Ville du monde. Ce n’est pas une illusion : les ragondins, faucons pèlerins, bombyx, corneilles, silures, canards, abeilles, oies cendrées et grues foisonnent. Les renards paradent presque, fouettant l’air des rues de leur queue en panache. La journaliste Catherine Sauvat décrit cette étonnante intrusion de la nature au cœur de l’urbanité. Y aurait-il aussi des loups dans nos villes ? On raconte qu’ils avanceraient masqués. Comme les rats –dont la population parisienne a explosé ces derniers temps – savent se faire discrets…
Canin
Si le chat peut être secret et casanier, le chien a besoin de tâter du bitume. Il est d’ailleurs un excellent prétexte à sorties pour son propriétaire. Nul besoin d’aller acheter des cigarettes, on sort le chien. Et on partage beaucoup avec ce complice. Le malicieux François Caradec avait dressé un magnifique tableau de sa transsubstantiation dans Nous deux mon chien, portrait d’artiste (Horay, 1992). Avant lui, Léon Cladel, Marie Bonaparte, Paul Achard ou Edmond Haraucourt avaient relaté l’intensité de leur relation affective avec un chien. En composant le récit de la vie d’un animal de cirque fugueur, Francis Jammes, le poète d’Asparren, avait donné lui aussi une personnalité pétillante à son Pipe, chien (L’Éveilleur), « prolétaire sans prétentions, bâtard à coup sûr », qui « aurait pu être auteur, car il ne savait ni lire ni écrire ». Ce « boulogne ordinaire du boucher » est aussi attachant que le caméléon de Francis de Miomandre.
Eric Dussert
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