Ces deux thèses monumentales portent sur deux sujets qui se recoupent en partie, et qui sont d’une actualité brûlante. L’une traite d’un objet historique et épistémologique : l’histoire du racisme. L’autre, d’un objet juridique et politique : les justifications des récentes lois françaises antiracistes. Alors que sur de tels sujets on pouvait s’attendre au pire, incantations et bons sentiments, on découvre de nouvelles questions et de nouvelles manières de penser et de justifier la lutte contre le racisme.
Malgré ses 592 pages, L’Homme altéré n’est que la version abrégée d’une thèse d’histoire et philosophie des sciences soutenue à l’université de Paris-VII par Claude-Olivier Doron. L’auteur s’efforce d’y présenter une histoire de longue durée des notions de « race » et de « racisme », en pratiquant une « histoire épistémologique » des concepts assez inspirée des méthodes de Canguilhem et de Foucault. Il s’élève en particulier contre les histoires « rétrospectives » qui font commencer le racisme au XVIIe siècle en plaquant sur tous ceux des auteurs de cette époque qui utilisent le mot « race » le racisme biologique tel que nous le connaissons depuis le XIXe siècle. Doron démonte par exemple le contresens qui consiste à faire de François Bernier l’inventeur du racisme, alors que cet auteur vise simplement à donner une description géographique du monde. Pour lui, il n’est pas question d’inégalité ou de hiérarchie : « diversité ne signifie pas dépréciation ».
Claude-Olivier Doron démontre, à travers de très nombreuses lectures originales, que la notion de race n’est pas issue d’une réflexion biologique. Elle trouve en fait ses origines dans deux types particuliers de discours. D’abord, les discours nobiliaires, qui s’interrogent sur le rapport du noble à ses ancêtres et sur l’angoisse que constitue pour lui le « noble dégénéré », qui remet en cause le lien présumé entre noblesse et vertu. Ensuite, celui des « discours de l’élevage », en particulier des chevaux. La zootechnie vise à améliorer les espèces animales mais comporte aussi, « comme ombre portée », la dégénération possible de ces races. On apprend ainsi que certaines étymologies du mot « race » renvoient au « haraz » normand, qui donnera « haras » et désigne une troupe d’étalons et de juments réunis en vue de la reproduction. Dans le cas des discours nobiliaires et des discours zootechniques, c’est la notion de « dégénération » qui est au cœur de l’apparition d’un racisme potentiel.
L’une des grandes originalités du livre est qu’il s’inscrit en faux contre les histoires courantes du racisme qui opposent les « bons », les théoriciens « monogénistes », le plus souvent catholiques, qui pensent que l’humanité est issue d’une seule « souche », aux « méchants », les « polygénistes », en général matérialistes et scientifiques, qui pensent que l’humanité est issue de plusieurs « souches ». D’un côté, l’humanisme et le libéralisme ; de l’autre, le différentialisme et le totalitarisme. D’un côté l’antiracisme, de l’autre le racisme. Or, selon l’auteur, cette dichotomie ne fonctionne pas, puisque l’on rencontre des monogénistes racistes et des polygénistes antiracistes. Doron insiste sur le fait que ces notions de « dégénération » et de « dégénérescence », qui sont au cœur de la pensée raciste, s’accordent finalement assez bien avec l’idée de monogénisme puisque la dégénération suppose un type unique, une souche commune de l’humanité qui serait « altérée » pour diverses raisons, soit physiques soit morales. D’où le titre du livre : L’Homme altéré. Si on est « altéré », souligne Doron, c’est aussi qu’on est le même. Le livre de Doron propose ainsi un véritable changement de paradigme pour écrire l’histoire du racisme. Il ne s’agit pas, bien sûr, de dédouaner le racisme mais d’essayer d’établir une « histoire vraie » du discours raciste. Il doit être possible, pour un universitaire, de traiter scientifiquement du racisme comme on le fait de toute autre question, alors que bon nombre de travaux récents sur le racisme récusent l’idée même de vérité objective en ce domaine. La condamnation subséquente d’un racisme plus précisément défini n’en prendra que plus de force.
Le second livre, d’Ulysse Korolitski, est issu d’une thèse soutenue à l’Institut d’études politiques de Paris. Il porte sur un sujet plus directement contemporain : les questions philosophiques soulevées par les lois antiracistes récentes, essentiellement les lois Pleven de 1972 et Gayssot de 1990, mais aussi d’autres « lois mémorielles ». Appuyé sur la double culture juridique et philosophique de l’auteur, Punir le racisme ? vise à s’interroger sur ce qui fonde cette très étonnante exception à la liberté d’expression que constituent les lois qui répriment le racisme et le révisionnisme. Une des questions que se pose l’auteur est de savoir comment justifier de telles entraves à la liberté d’expression si l’on se réclame d’un libéralisme à la John Stuart Mill, qui tolère toutes les opinions, même les plus extrêmes. Des lois similaires aux lois antiracistes n’existent d’ailleurs pas dans des pays comme les États-Unis. Korolitski se demande ainsi pourquoi un philosophe extrêmement libéral comme Ruwen Ogien, qui considère qu’il est illégitime de réprimer le blasphème ou la pornographie, fait une seule exception, pour le racisme, dont il serait légitime selon lui d’interdire l’expression.
La question est bien sûr celle du « rapport entre les discours et les actes » : comment peut-on affirmer que, parmi les discours, les seuls qui soient susceptibles de provoquer des actes répréhensibles sont les discours racistes ? Korolitski s’interroge ainsi sur la loi de 1972, qui punit « ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Comment interdire de la même manière la haine, qui est un « sentiment » et ne peut être définie en tant que telle, et la violence et la discrimination, qui sont beaucoup plus aisées à définir et aussi plus dangereuses. C’est au moyen d’une réflexion juridique et philosophique approfondie que l’auteur propose de rechercher une solution, en proposant une véritable « logique de la présomption ». Il veut ainsi donner aux lois antiracistes de meilleurs arguments que ceux qui sont usuellement employés.
Un autre point fort du livre est l’analyse détaillée qu’il offre des débats parlementaires ayant conduit à l’adoption de ces lois. Parmi bien d’autres questions, on voit s’y poser celle des rapports entre l’individu et le groupe. Est-ce qu’un individu peut être défini de manière essentielle par son appartenance à un groupe qui se sentirait agressé ou discriminé ? Chacun de nous, dans son individualité propre, peut-il s’estimer atteint par des discriminations à l’égard d’un groupe auquel il est censé appartenir ? Cette notion de groupe est-elle pertinente dans un droit qui n’a théoriquement affaire qu’à des sujets de droit ? On voit ainsi un député corse proposer un amendement pour ajouter au projet de loi Pleven le terme de « discrimination liée à l’appartenance régionale » : si les Corses étaient attaqués, il se sentirait blessé « au plus intime de son être ». Mais il renonce ensuite à son amendement ; comment définir une notion aussi « difficile à cerner » que ce « plus intime de son être » ?
Une question particulièrement intéressante soulevée par l’auteur porte sur les rapports entre science et droit. Ce qui est très nouveau et a pu choquer dans les justifications de la loi Gayssot réside dans le fait que les thèses révisionnistes sont considérées comme « fausses et dangereuses » et réprimées à ce titre. La question que pose Korolitski est de savoir si ces thèses sont « dangereuses et fausses, ou dangereuses parce que fausses ». Le faux deviendrait ainsi un motif d’incrimination pénale. Mais n’est-ce pas aller contre les idées de Mill, et de toute bonne pensée scientifique, qui veulent que l’interdiction d’une opinion, que celle-ci soit vraie ou fausse, nuit à la saisie de la vérité ? C’est d’ailleurs cette intervention du droit dans le domaine de la vérité historique qui explique l’hostilité de la plupart des historiens à la loi Gayssot et aux lois mémorielles en général. Selon Korolitski, le droit, ayant par définition affaire à des valeurs et non à des faits, ne devrait pas faire référence au vrai pour interdire l’expression des théories racistes ou négationnistes. Pour lui, il faudrait au contraire poser que « la négation de l’existence du génocide n’est pas interdite parce qu’elle est fausse mais que c’est bien parce que le génocide a existé que sa négation est interdite ». Si même le racisme était « vrai », il va de soi qu’il devrait être condamné vigoureusement parce qu’il est inacceptable moralement.
Ces deux livres passionnants renouvellent donc les vues les plus courantes sur l’histoire du racisme et de l’antiracisme. Ils ouvrent des chantiers et fournissent une masse considérable de documentation, qui seront repris et discutés par d’autres chercheurs. Ils donnent de surcroît de nouveaux arguments pour combattre le racisme. C’est à cela que servaient, naguère, les thèses de doctorat…
Jean-François Braunstein
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