Et pourtant, en effet, nous avons affaire à un roman. Du premier et très remarquable fragment (« Celui qui me précède ») au dernier, qui s’interroge enfin sur les raisons mêmes de la collection de textes que le livre constitue, il n’est question que du rapport déroutant entretenu par le narrateur avec divers personnages romanesques confrontés à des objets variés mais qui tous exercent sur eux une irrésistible attraction.
Tel est le dénominateur commun d’histoires que tout sépare, en particulier la nature des objets obsessionnels mis en scène (horloges, couteaux, appareils photographiques, machines déglinguées, publicités anciennes), mais qui ont trait chacune au pouvoir exorbitant des choses sur l’esprit humain.
À la surface du récit apparaissent des entités matérielles – un tire-bouchon, une montre enchâssée dans un miroir et qui se révèle être la pièce manquante du rétroviseur d’une luxueuse voiture ancienne – dont l’unique raison de figurer dans un livre semble être d’appeler notre regard à se focaliser sur la manie d’un personnage autrement insignifiant. L’amoureux des lames aiguisées se demande s’il sera boucher ou lanceur de couteaux dans un cirque. L’amateur de clichés prend durant des décennies la même photo du même arbre et ne la montre jamais à personne, ne la fait même pas tirer. Beaucoup de ces courts portraits de fous compulsifs paraissent n’avoir pour but que de divertir le lecteur.
Mais déjà l’aventure du maniaque de l’arbre, on le sent, recèle des profondeurs obscures. S’agit-il pour lui (il est déjà âgé, comme nombre d’autres acteurs du livre, son hobby ressemble à un passe-temps de retraité) de voir s’inscrire dans le vieillissement d’un être vivant d’une longévité plus qu’humaine les signes de sa propre et bien plus rapide obsolescence ? Veut-il se moquer de ses héritiers en leur léguant un monceau de négatifs sans aucune valeur d’usage ou – précisément – de collection, est-il en somme le créateur facétieux d’un anti-musée ?
Et que dire de « l’appariteur » qui interdit par sa seule présence l’accès à une porte, en réalité ouverte, une porte censée introduire à un « Monseigneur » et qui ne donne que sur un réduit où le malheureux portier croupit des années sur son grabat ? Que collectionne-t-il donc pour notre curiosité malsaine de voyeurs, ce gardien kafkaïen d’une infranchissable Loi imaginaire, sinon peut-être l’attente d’impétrants timides, les regards en coin glissés vers un ailleurs mystérieux et qu’il est seul à savoir dérisoire ? Où l’on remarque que les objets qui fascinent le collectionneur peuvent n’avoir qu’une réalité virtuelle et exercer d’autant mieux sur lui une possession dangereuse.
Mais tentons d’aborder le cœur du récit. « La machine », un des fragments les plus longs du livre, est aussi l’un des plus énigmatiques. Ce texte érotique – la mise en scène de fantasmes de ce genre est un des leitmotiv des romans de Fleischer, qui se souvient ici, ou veut que nous nous souvenions des Trapézistes et le Rat, un de ses beaux livres, publié en 2001 – tourne autour du corps charmant d’une jeune fille de Transylvanie, pays des vampires et décor d’un des seuls romans d’amour de Jules Verne, Le Château des Carpathes. L’héroïne construite par le texte de Fleischer trouve dans la forêt des contes un engin de terrassement, sorte de bulldozer ankylosé, qui s’offre à lui et le sort de sa torpeur factice pour assouvir à travers ses organes de fer des rêves de pénétration et d’orgasme.
La place de ce récit impeccablement scabreux dans un ensemble sur la collectionnite ne saute pas aux yeux, sauf à admettre que le goût de l’accumulation consiste beaucoup moins ici à collectionner des scènes excitantes – bien que ce goût légitime ne soit pas étranger au texte – qu’à additionner dans l’espace clos de la page de successives orgies d’écriture, Alain Fleischer s’amusant visiblement à montrer au travail une imagination qui fonctionne à partir des mots du désir pour aboutir à la création de telles scènes.
Il s’amuse en effet, ce narrateur-cinéaste porno, qui se peint lui-même dans un coin de son tableau sous la forme d’un vieux majordome ou intendant supposé préparer une servante-maîtresse aux délires d’un maître qui n’apparaîtra pas plus ici que « Monseigneur » dans le conte de « l’appariteur ». Mais cela ne l’empêche pas d’être sérieux, un indice de l’importance qu’il attache à sa propre tentative littéraire étant le dépaysement de « la machine » dans le site transylvain de la forêt de Janor. Cette région de la Roumanie latine abrite, depuis qu’elle fut conquise au XIIIe siècle par les voisins magyars, une forte minorité de langue et de culture ouralo-altaïques. Or les origines juives et hongroises d’Alain Fleischer ne sont jamais absentes de ses livres les plus marquants, tous hantés par les histoires tragiques de la Mitteleuropa assassinée. On les retrouve dans celui-ci, d’une manière biaisée plus souvent qu’apparente, chaque fois que le texte aborde ses thèmes essentiels (ceux de l’identité et de la dénomination notamment), se fait plus étrange ou atteint un sommet esthétique.
Par conséquent il est bien à prendre au sérieux, ce Georgia K. au prénom curieusement féminin, qui consigne chaque soir les fantaisies sexuelles de la vierge folle Esti comme autant de vignettes d’un storyboard destiné au « cinéaste d’Hollywood » qui aurait acquis un domaine délabré, entouré d’une forêt maléfique, à seule fin d’y assouvir ses vices, et qui n’existe pas plus que l’instance de jugement redoutée par Josef K.
Qu’est-ce à dire, sinon que les objets, ici la machine rouillée à laquelle l’ivresse d’autonomie masturbatoire d’une fille redonne vie, ne sont là que pour servir de « générateurs », vieux mot du temps du Nouveau Roman, à la pulsion créatrice de l’écrivain libre ? Vieux mot, mais la chose, elle, n’est nullement périmée. Ce n’est pas parce que le retour au pseudo-réalisme le plus plat envahit aujourd’hui les étagères des libraires qu’un véritable écrivain ne peut pas répéter, après Claude Simon, que l’écriture travaille à partir de n’importe quoi : pan de forêt ou pan de brume, souvenir réel ou inventé, débris biographique arraché à son contexte, défiguré, transfiguré, ou bien image génératrice puisée dans des encarts publicitaires datant des débuts de « la réclame ».
Il s’agit, bien entendu, de l’écriture poétique, la seule qui mérite ce nom, présente dans le roman, celui de Fleischer en particulier, tout comme dans la poésie stricto sensu, Mallarmé l’avait établi dès Crise de vers, en 1895 : du poème au roman, c’est affaire de degré, non de nature.
À la fin de son livre, avec franchise et élégance, Alain Fleischer tombe d’ailleurs le masque. Son collectionneur à lui ou, bien mieux, lui-même sous les traits d’un amateur d’objets sans valeur vénale, insolites mais pas toujours, ne se confond pas avec le tout-venant de ses semblables apparents, ceux qui thésaurisent ou, sans souci mercantile de plus-value, constituent pour leur plaisir égoïste un musée secret de pièces rares, de tableaux prestigieux, de statues antiques, ou de babioles usuelles mais ayant appartenu à des personnages illustres. En aurait-il les moyens financiers que le romancier qui dévoile ici ses préférences ne souhaiterait pas se transformer, à l’image de ces richards, en propriétaire de la caverne d’Ali Baba.
Non, et bien que le terme ne soit pas écrit noir sur blanc, les brimborions qu’il collectionne sont bel et bien des générateurs, au sens rappelé ci-dessus. Mais encore convient-il de savoir que ce type d’accumulation de « choses », dont les éléments peuvent bien rester enfouis des années, jusqu’à ce qu’ils fassent de nouveau signe à l’écrivain, n’est que la première couche, largement triviale, de la collection selon Fleischer. Les générateurs ne sont intéressants à ses yeux que parce qu’ils sont effectivement susceptibles de générer, intéressants que par ce qu’ils génèrent. Ainsi André Breton, sur les rives froides de la Gaspésie, recherchait-il avec une obstination enfantine les agates de rocher Percé, qu’il entassait dans sa mémoire au même titre que les fous de Bassan en vol au-dessus de l’île Bonaventure ou l’enveloppe d’un paquet de cigarettes de marque « Alouette ». Il se composait le trésor de générateurs à partir duquel se déploie Arcane 17, l’un des livres les plus étourdissants, les plus magiques qu’il ait écrits, en hommage à Elisa, la dernière femme de sa vie.
Dans « Qui es-tu », une des pièces brillantes de son puzzle, le narrateur de Fleischer tombe sur un objet manufacturé assez banal – un téléphone militaire de campagne – qu’il reconnaît d’autant moins qu’il est à ce moment-là dans une phase d’état comateux, aphasique. Mais peu à peu, note-t-il, « je réapprenais à parler en même temps que je réapprenais à me remémorer et (…) ce double apprentissage se faisait en quelque sorte sous la dictée des choses que j’avais à identifier et à nommer » (p. 56).
Bientôt il remarque en haut de l’appareil une liste de prénoms. Plus tard, il va comprendre que ces personnes disparues étaient tchèques, et enfin renouer, dans cette langue qu’il parle, avec les terreurs intactes du temps de la guerre. L’objet, générant un conte, réensemence la mémoire à fleur de texte et restaure la vie consciente, qui allait se perdre. Les choses, littéralement, sont des pré-textes et l’écrivain n’est autre que le collectionneur de fictions qu’il engendre lui-même afin de pouvoir les lire, et de se lire lui-même dans le même mouvement de création qui le sauve en le préservant du néant.
On conviendra que c’est là une des seules définitions de l’art qui lui assure sa vraie dimension. Puisqu’il s’agit de littérature, mais cela s’appliquerait aussi bien à la peinture ou à la musique, une telle exigence consiste à assigner au roman la fonction la plus haute, parce que la plus vitale. Opérer une thérapie existentielle par le livre ? Rien de moins. Le talent d’Alain Fleischer est de réactualiser l’ambition de Proust, et de nous convaincre par l’exemple qu’il importe de la ressusciter à nouveaux frais, et que, parfois, cela peut réussir.
Maurice Mourier
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