Ora vit près de Jérusalem. Elle est séparée depuis peu d’Ilan, son mari, qui voyage en Bolivie avec Adam, leur premier fils. Le second, Ofer, est parti en mission pour près d’un mois dans une zone de combat. Il venait de terminer son service militaire, devait partir avec sa mère faire une randonnée en Galilée mais il a préféré servir. Ora craint le pire et elle décide de partir, accompagnée d’Avram, un homme qu’elle a aimé jeune, le meilleur ami d’Ilan avec qui il a passé ses années de lycée et de service militaire. L’essentiel du roman se déroule pendant les quelques jours de randonnée dans un paysage paisible et souvent enchanteur, le nord du pays aussi vert que vallonné. Mais si l’espace est ainsi délimité, identifiable sur des cartes routières, la dimension du temps est explorée dans toute sa profondeur. Le dialogue entre Ora et Avram raconte en effet plus de trente ans de leur vie et de l’existence d’Israël. L’histoire des individus dépend étroitement de celle du pays, de ses guerres, de ses rares moments de paix.
Mais on se tromperait en croyant qu’Une femme fuyant l’annonce est un roman à trame historique, une œuvre engagée ou un témoignage. On connaît les engagements pacifistes de David Grossman. On sait aussi dans quel contexte personnel ce roman est né. On n’en trouvera pas le « reflet » dans le roman, d’une richesse et d’une complexité très éloignées de « l’actualité chaude ». C’est même, pendant plus de cinq cents pages, un roman qui fait oublier le bruit et la fureur du Moyen-Orient, un texte souvent bucolique qui évoque les paysages, les plantes et les fleurs de la Galilée avec un luxe de détail étonnant. Ora et Avram prennent le temps de marcher, de faire des haltes et de contempler ce qui les entoure. Chaque nuance compte, faisant ainsi contraste avec la dimension binaire d’une existence toujours mise en question par quelque prise de position, attentat, fait exigeant qu’on tranche. Ora et Avram sont loin de tout, de brèves rencontres émaillent leur randonnée, un chien les accompagne qui ne saura lequel choisir à la fin du périple. Et puis ils voient des stèles en hommage aux soldats qui sont morts là autour des guerres, stèles qui sont autant de rappels au réel.
On ne déflorera guère l’intrigue en disant que ce qui unit Ora et Avram est d’une grande intensité. Avram veut tout savoir d’Ofer, après avoir voulu tout en ignorer. Ora, sorte de Shéhérazade qui n’aurait qu’une trame à dévider, raconte l’enfance du garçon, sa complicité avec son frère aîné Adam, cette fraternité qui confine à la gémellité. Les jeux, le goût des secrets et des blagues de potaches, tout concourt à faire de ce duo un monde en soi. Le narrateur doit placer là ce qu’il y a d’autobiographique dans le roman. On sent le plaisir qu’il prend aux détails et l’on se rappelle aussi que c’est une constante dans l’œuvre de David Grossman, depuis Voir ci-dessous : amour. La famille est un havre, un lieu à l’écart. Avram comme Ofer sont des enfants à la forte personnalité. Chacun a déstabilisé ses parents par des comportements, lubies ou phobies qu’il a fallu accepter, soigner ou calmer. Ainsi, le végétarisme d’Ofer enfant peut se lire comme un signe de fragilité qui se renversera ou évoluera au fil des ans. Mais ces attitudes n’étonnent pas quand on fait le parallèle avec Avram et Ilan, qui plus qu’amis ont été frères, dans toutes les circonstances, jouant, eux aussi pour échapper à l’emprise du réel. Lequel s’est nommé, en 1973, guerre du Kippour. Dans le dernier tiers du roman, la description des premiers jours de cette guerre a quelque chose d’effrayant. Les deux amis, enfermés dans des fortins différents communiquent par radio, au milieu des missiles et des obus qui tombent, parmi les cadavres, dans l’attente du pire qui peut être une exécution sommaire ou l’emprisonnement en Égypte. Ce sera le sort d’Avram.
Le portrait que dresse Ora de son fils Ofer, celui qui compte tant pour Avram, ne se limite pas à son évolution à travers les années. Elle insiste sur ses traits physiques, sur sa beauté, parle de ses mains quand il rentre de plusieurs semaines en camp militaire. La description se fait sensuelle, pleine d’attention et de douceur, rappelant certains passages de la Bible (ceux sur David par exemple) même si David Grossman est plus proche de Bruno Schulz que des anciens qui ont écrit ces pages. La sensualité du dessinateur et nouvelliste polonais, on la sent dans tout le roman, diffuse, comme si une forme de panthéisme animait l’écrivain israélien. Les scènes d’amour, les descriptions d’actes érotiques ont cette force, montrant à la fois les êtres enlacés et le monde autour d’eux, donnant le sentiment de la naissance à venir. Les grands romanciers – et l’on songe ici à Flaubert, Tolstoï ou Stendhal – aiment leur héroïne, et le lecteur n’est pas insensible à la beauté d’Emma, d’Anna ou de la Sanseverina. La beauté d’Ora, femme montrée dans ses cinquante ans, n’est pas moindre. Et sa stature, sa façon de se dresser contre les hommes quand elle les juge indignes ajoute à cette beauté.
Ora est en effet une femme chez qui l’instinct prime. Elle est capable de brutalité avec son ami Sami, un Palestinien à qui elle demande de la conduire avec Ofer, près de la base de Cisjordanie où se déroulent « les événements ». Elle est aussi celle qui se dresse, une femme qui décide ou qui choisit. Elle a souvent dû choisir entre Avram et Ilan, a dû tirer au sort un jour, entre leurs deux noms. Sa vie en a été changée, celle d’Avram plus encore. Mais à ce moment de son existence, séparée de son mari Ilan, c’est avec Avram qu’elle voyage et recommence un bout d’existence. Jusque-là, elle n’avait pas vraiment choisi entre ces deux amis-amours de jeunesse. Le côté méthodique d’Ilan l’a rassurée un temps, le caractère fantasque d’Avram l’a fait rêver. Quant à se dresser contre les hommes, ses fils et son mari, elle le fait telle une Antigone quand elle apprend le rôle peu glorieux joué par Ofer à Hébron, lors d’incidents. Elle refuse de se taire, d’absoudre son fils qui pourtant n’a pas été responsable. Il était là, il est embarqué. L’Histoire d’Israël, la folie de l’occupation des territoires palestiniens, les bus de Jérusalem qui sautent en cet hiver 2000, tout surgit vers la fin de la randonnée, une fois qu’Ora a tout raconté à Avram. La dimension tragique revient : les nœuds sont serrés, on ne peut les trancher sans faire de victimes ici et là, parmi les Palestiniens comme parmi les Israéliens. Le roman commençait dans la moiteur de Tel-Aviv, alors qu’Ora voyageait dans le taxi de Sami, qui supporte comme il peut son sort. On percevait le malaise. Ora ne savait quoi dire ou penser, et comme bien des concitoyens, elle feignait de ne rien voir, ne voulait rien penser ou décider. L’épisode d’Hébron, souvent annoncé dans le roman avant qu’Ora ne raconte tout à Avram, fait partie de ces bombes à retardement si fréquente dans la fiction comme dans la réalité géopolitique du Moyen-Orient.
Si Une femme fuyant l’annonce est d’abord le portrait d’une femme, et quel portrait !, c’est curieusement l’histoire d’Avram qui apparaît comme on le dit d’une photo. Avram est le révélateur, celui qui transforme l’existence de tous ceux qui l’entourent : Ora bien sûr, mais aussi Ilan, le « Jules » dont il est le « Jim », Ofer, évidemment. Dans la Bible, Abraham (qui a reçu la lettre supplémentaire de son prénom quand Dieu lui a promis une descendance) est celui qui est près de sacrifier Isaac. Ici, le héros est celui qui se sacrifie, qui connaîtra la torture en Égypte, qui reviendra en homme dévasté, à peine capable de survivre dignement alors que sa jeunesse le promettait à la plus belle des destinées. Avram est un surdoué, un créateur qui invente sans arrêt, écrit des pages dans toutes les circonstances. Son charme opère avec toutes les jeunes femmes qui l’entourent, au lycée, en caserne. L’amour qu’éprouve pour lui Neta, une jeune errante est sans doute sa dernière chance. Quand on referme le livre, voyage achevé, on reste avec Ora dans l’attente de l’annonce, et avec Avram qui enfin peut recommencer à vivre. Du moins on l’espère.
Norbert Czarny
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)