Selon Pascal Bonafoux, les œuvres de Rodin constituent un hymne du désir, de la sensualité, de la volupté. Elles expriment les passions des humains, leurs gestes, leurs postures, la puissance d’Éros, les positions variées du plaisir. En 1886, dans Le Gaulois, l’écrivain Octave Mirbeau admire la force de Rodin qui sait « animer un bloc de terre et donner, avec une telle intensité, le frisson et le rayonnement de la chair ».
Souvent, certains critiques d’art du xixe siècle ont été pudibonds. Ils ont blâmé le comportement « inacceptable », « intolérable » de Rodin : ce sculpteur se montrerait « sans souci de pudeurs civilisées » ; il serait un sauvage, un faune, un amoureux excessif des attitudes du plaisir, un voyeur excité. En 1912, Gaston Calmette (directeur du Figaro) attaque les dessins de Rodin : « une série de crayons libidineux et de croquis cyniques »…
Mais, élogieux, enthousiaste, dans Le Journal (le 2 juin 1895), Mirbeau décrit La Porte de l’Enfer de Rodin, l’agitation des corps amoureux disséminés : « Chacun sait que les motifs qui s’y déroulent lui sont inspirés par l’Enfer. Autour de cette entreprise grandiose se crée une véritable agitation, accrue encore par la connaissance de quelques fragments troublants. » Mirbeau découvre « tout un monde de souffrance et de volupté, hurlant sous le fouet des luxures, se ruant désespérément au néant des possessions charnelles, aux étreintes farouches des amours damnées et des baisers infâmes ». Pour Mirbeau, la création de Rodin exprimerait l’entrelacement des douleurs, des jouissances, du troublant et des tremblements. Mirbeau et Rodin lisent, tous deux, Les Fleurs du Mal de Baudelaire, La Tentation de saint Antoine de Flaubert, La Chute d’un ange (1838) de Lamartine ; ils sont fascinés par l’envoûtement et la déchéance… Lorsque Rodin imagine sa Porte de l’Enfer, il pense peut-être à deux vers de Lamartine : « Des spirales en chair, de jeunes formes nues/S’élevaient de la base et montaient jusqu’aux nues. »
En 1911, Auguste Rodin et Paul Gsell dialoguent (1). Paul Gsell décrit alors cet atelier où « circulent et se reposent plusieurs modèles nus, hommes et femmes. […] Rodin les paie pour qu’ils lui fournissent constamment l’image de nudités évoluant avec toute la liberté de la vie. Il les contemple sans cesse, et c’est ainsi qu’il s’est familiarisé de longue date avec le spectacle de muscles en mouvement. […] Il s’est assuré le langage du nu par la présence continuelle d’êtres humains dévêtus qui vont et viennent sous ses yeux. Il est arrivé de cette façon à déchiffrer l’expression des sentiments sur toutes les parties du corps. […] Il admire la souplesse provocante d’une telle jeune femme qui s’incline pour ramasser un ébauchoir, la grâce délicate de telle autre qui étire ses bras en soulevant sa chevelure d’or au-dessus de la tête, la nerveuse vigueur d’un homme qui marche. Et quand celui-ci ou celle-là donne un mouvement qui lui plaît, il demande que cette pose soit gardée. Alors, vite, il prend son argile… et une maquette est bientôt sur pied ». Rodin est vif, précis. Il observe et il note. Il affirme : « Mon but est de tester à quel point mes mains sentent déjà ce que voient mes yeux. » Il regarde les modèles libres et nus dans le mouvement ; il est alors heureux : « C’est la vie qui bouge ; c’est le vrai, ça, dans le divin, l’éclair qu’il faut fixer. » Il ne donne jamais un ordre à un modèle : « Je prends le vif des mouvements que j’observe, mais ce n’est pas moi qui les impose. » Le sculpteur ne contraint nulle position : « Je ne leur indique jamais un mouvement, je leur dis : “Soyez en colère, rêvez, priez, pleurez, dansez.” C’est [précise-t-il] à moi de saisir et de retenir la ligne qui me paraît vraie. » Les modèles nus sont simultanément des figurants, des comédiens spontanés, des collaborateurs qui interviennent dans la création du sculpteur.
Sans cesse, Rodin dessine, très proche du modèle. Le portraitiste anglais Sir William Rothenstein (1872-1945) a regardé Rodin travailler : « Rodin tournicotait autour du modèle, il traçait des contours lâches au crayon, auxquels il ajoutait parfois un léger lavis. Et comme il exaltait ses formes, les caressant des yeux et parfois aussi de la main, attirant l’attention sur leurs beautés ! » Rodin commente : « Regardez la gorge de celle-ci : l’adorable élégance de ce renflement ! Et les hanches de cette autre : quelle merveilleuse ondulation ! C’est à se prosterner devant ! » Ou bien, Rodin avoue : « Je dois tout aux femmes, elles marchent comme des chefs-d’œuvre. »
Rodin a dessiné des milliers de dessins qui (à cette époque) n’étaient jamais exposés. Il les montrait parfois à des amantes ou à des écrivains (Pierre Louÿs, Leopold von Sacher-Masoch, d’autres). Sacher-Masoch devine dans l’atelier de Rodin les « magnifiques tigresses humaines » qui hanteront ses rêves… Et Rodin commente brièvement ces nombreuses esquisses ; il dit qu’elles « n’étaient qu’un travail personnel, une recherche intime, études exécutées pour [s]on seul usage et qu’elles ne sont point sorties de [s]es cartons ». Ces dessins sont des aveux muets, des secrets, destinés à une exploration crépusculaire. Rodin demeure inconnu.
Tu feuillettes le beau livre de Pascal Bonafoux. Tu lis de brèves légendes à côté des dessins : « Femme nue de profil, une jambe levée » (vers 1900) ; « Femme assise, la jupe relevée jusqu’à la taille » (vers 1900) ; « Femme nue sur le dos, une jambe près du visage » (après 1896) ; « Femme nue allongée aux jambes écartées, les mains au sexe » (vers 1900) ; « Femme accroupie vue de dos, un vêtement sur les épaules » (vers 1900)…
Ou bien, le 5 janvier 1887, Edmond de Goncourt note dans son Journal : « Rodin qui est en pleine faunerie me demande à voir mes érotiques japonais. Et ce sont des admirations devant ces dévalements de têtes de femmes en bas, ces cassements de cou, ces extensions nerveuses des bras, ces contractures de pieds, toute cette voluptueuse et frénétique réalité du coït, tous ces sculpturaux enlacements de corps fondus et emboîtés dans le spasme du plaisir. » Dans les sculptures et les dessins d’Auguste Rodin, la violence amoureuse, les extases et les souffrances, les corps tourmentés, les déchirements et la tendresse s’entrelacent. y 1. Cf. Auguste Rodin, L’Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911 ; Faire avec ses mains ce que l’on voit. Textes, lettres et propos choisis, notes et postface de Jean-Paul Morel, Mille et une nuits, 2011.
Gilbert Lascault
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